RÉCIT DE VOYAGE

Voyage en HELA HULI « TERRES DE L’INATTENDU »

Ceci est le journal que j’ai écrit à la fin de mon dernier voyage en Papouasie Nouvelle Guinée, en territoire Huli. Je l’avais presque oublié, alors je le met ici pour ne pas qu’il se perde totalement (encore une poussée de nostalgie de ma part)

voyage en Papouasie

Nous sommes aujourd’hui le 4 février 2004, je suis exactement à deux semaines de prendre pour la dernière fois le Dash-8 qui m’emmènera de Tari vers Port Moresby où je transiterai avant de m’envoler pour l’Australie. Je suis assis à l’avant de la maison, à Kulu, et c’est ici que j’ai vraiment réalisé que dans deux semaines, mon dernier terrain se terminera et qu’une page serait tournée, une page importante dans ma vie.

Je regarde les montagnes couvertes par la jungle épaisse. Je les connais bien pour les avoirs parcourues de nombreuses fois à la recherche d’une personne dont j’espérais obtenir des informations importantes ou simplement pour le plaisir de les découvrir vraiment, dans leurs profondeurs. Devant ce spectacle, pourtant presque banal tant je l’ai contemplé, je ressens un mélange de nostalgie et de tristesse. La tristesse de quitter ces montagnes et les beautés de ces vallées, mais surtout le chagrin de devoir quitter des gens que j’aime beaucoup, avec qui j’ai partagé énormément de choses, des joies, des expériences, du silence. Il me vient une multitude de noms et de visages, d’abord ceux de mes familles adoptives de Kulu et de Fugwa : Hega, Yorobi, Kathy et leurs enfants dont certains ont mon âge et avec qui j’ai vécu le plus clair du temps dans la maison des hommes, Wandipe, Hingepe, Potabe et Habe. Mais il serait injuste d’omettre tous les autres, dont je ne connais pas toujours les noms, ni même parfois les visages. Toutes ces personnes qui connaissaient mon nom avant même que je ne les rencontre, ces hommes et ces femmes à qui je dois la réussite de mes recherches et qui ont rendu ces mois dans les vallées de Nogoli et de Fugwa plus humains et plus vivables. Je suis empreint de nostalgie  à l’idée de devoir bientôt quitter ces paysages sublimes, de ne plus entendre les chants des garçons à la nuit tombée lorsqu’ils se réunissent autour du foyer de la maison, de ne bientôt plus pouvoir manger de Marata avec mes amis, tous penchés au-dessus de la gamelle suçant cet amas rouge sang dont la consommation est ponctuée par le rejet bruyant des pépins indigestes… et mille autres petites choses qui vont me manquer et qui viendront alimenter mes souvenirs.

Huli man

C’est cette nostalgie qui m’a poussé à m’installer sur ma caisse en fer, pour écrire ces quelques lignes avec l’idée de faire partager ce que j’ai ressenti ici. Je ne cherche pas à faire une retranscription de mes carnets de voyage ou même un résumé de mes travaux ; sachant qu’il s’agit d’une thèse cela ne devrait normalement intéresser que deux ou trois personnes, je voudrais simplement offrir la vision d’une expérience malheureusement trop personnelle, ce qu’elle m’a apporté ; bref le bilan de ces dernières années où je n’ai vécu presque que pour et autour de la Papouasie Nouvelle Guinée et particulièrement de Hela Huli, la terre des Huli, là où, comme ils le disent, il faut toujours s’attendre à l’imprévisible (always expect the unexpectable).

mon premier voyage d'étude
Hega au fond, Wandipe, Thomas et un viel homme venu partager ses connaissances

La première question que l’on m’a toujours posé d’emblée est pourquoi la Papouasieet pourquoi les Huli ? La réponse est complexe, elle relève à la fois d’éléments personnels et professionnels. Elle reste, avant tout, certainement l’un des meilleurs choix que j’ai pu faire car il a profondément changé ma vie. Les raisons professionnelles liées à ce choix de la culture Huli pour mes recherches sont bien évidemment motivées par la nature même de ces recherches. Il me fallait un ensemble culturel en transition, dont le contact avec l’Occident n’est que récent. Les Huli répondent parfaitement à cette attente. En effet, si l’on ne retient pas le premier et bref contact établi par Hides et O’Malley[1], on peut dater le début de la présence Occidentale à 1952, date à laquelle le premier poste avancé fut construit à Tari par l’administration Australienne. Sur l’imposante surface du territoire Huli, cette présence reste bien sûr très discrète, surtout parce que ce poste avancé ne sera pas occupé en permanence (le nom de Tari, aujourd’hui l’équivalent de la « sous-préfecture » de la Province de Southern Highlands, dérive d’une mauvaise prononciation du nom de la rivière Tagari qui traverse la région). La part essentielle de cette influence occidentale viendra grâce à la piste d’atterrissage construite par l’administration, se manifestant notamment et principalement au travers de toutes les missions chrétiennes. Là, l’invasion fut massive autant que conflictuelle, les missions catholiques, protestantes, luthériennes ou d’un ensemble éclectique d’Eglises Nord Américaines se ruèrent, et parfois se disputèrent violemment (des combats ont même été rapportés par l’administration) le salut des âmes des pauvres Huli perdus sans le secours de leur bonne parole. L’implantation des missions fut fructueuse, les missionnaires ne reculant devant aucun effort pour faire accepter leur doctrine, allant jusqu’à profondément modifier les usages de l’Eglise et adapter les messages à leur convenance. Aujourd’hui encore, des pratiques propres aux anciennes initiations masculines, pourtant taxées de sataniques, existent dans la messe catholique : la Confirmation se fait par l’administration d’un coup de bâton donné avec beaucoup d’amour certainement, mais surtout beaucoup de fermeté ! Le constat d’une telle pratique et de la situation socioculturelle qu’elle a engendrée aujourd’hui me révolte bien sûr, ces personnes se sont senti investies d’un devoir d’aller se mêler de ce qui ne les regardait pas et de dire à des peuples entiers qu’ils se trompaient jusqu’à présent dans leur manière de vivre. Mais il y a des choses que ces missionnaires n’avoueront pas par fierté et qui reste pourtant une réalité : ils n’ont pas encore totalement réussi à détruire les anciennes croyances des Huli. Celles-ci sont en passe de sombrer progressivement dans l’oubli, mais ces adaptations faites au dogme et aux pratiques religieuses leur ont permis de survivre, parfois latentes dans les esprits. La peur des Dama (divinités maléfiques ou bénéfiques qui peuplaient la vie des gens et demandaient des sacrifices de cochons permanents) est toujours active, gardant le jeune Potabe et même son grand frère Wandipe loin de certaines zones comme le Lac Pureni ou la sublime source d’eau de Girabo. Ils sont en effet convaincus que l’eau peut les avaler en montant d’un coup et les dévorer ; personnellement je n’irais pas me baigner dans le lac Pureni qui est très boueux et entouré d’un enchevêtrement de plantes et de racines rendant son accès dangereux (d’où l’utilité de cette peur), mais seule la température de Girabo est dissuasive. Aujourd’hui donc les Huli sont dans une phase transitoire de leur culture, adoptant progressivement les traits culturels venus d’Australie ou d’ailleurs, aspirant au mode de vie occidental, ou du moins à la conception qu’ils en ont. Les raisons professionnelles qui ont motivé ce choix sont trop nombreuses pour que je les détaille maintenant, mais les raisons personnelles sont de mon point de vue d’une nature plus intéressante.

Plusieurs expériences majeures ont marqué les quelques années qui ont suivi la fin de ma scolarité. Ce sont ces expériences qui ont progressivement influencé ce choix. La première fut certainement la plus importante : mon terrain d’ethnobotanique en République d’Equateur. Je suis parti seul pour Puyo, une petite ville marquant l’une des entrées principales utilisée autrefois pour pénétrer dans l’Oriente, l’Amazonie, terre des Shuar, les fameux réducteurs de têtes, aussi affublés du terme péjoratif « Jivaros ». Je suis resté près de deux mois à travailler pour une ONG appelée OMAERE dont le projet consistait à sauvegarder les connaissances ethnobotaniques de divers cultures amazoniennes telles que les Shuar, Ashuar, Quechuas et quelques autres. Ce travail minutieux de collection de plantes et de leurs usages traditionnels (usage médical, chamanique, pour la construction des maisons par exemple…) a progressivement permis la mise en place d’un immense parc dans lequel les visiteurs pouvaient découvrir ce savoir botanique ainsi que les divers types d’habitations caractéristiques des différents groupes ethniques reconstituées sur le parcours. Au quotidien mon activité consistait à cataloguer ces plantes ainsi que leurs usages, à parfois aller chercher certaines de ces plantes en forêt ou aider à la construction des habitats. J’ai vécu dans une maison typique Shuar pendant ces deux mois, les mygales logeaient sous le toit et la faune riche de la forêt animait mes nuits de ses langages divers et souvent très bruyants. Cette expérience a pour moi été un déclencheur et les années suivantes furent d’autant plus riches en expériences diverses : mes autres périodes de terrain au Sénégal et en Bolivie, les voyages qui m’ont emmené avec des amis en Indonésie, en Chine ou vers d’autres contrées merveilleuses. Ces expériences et ces voyages m’ont indubitablement conduit en 1999 à suivre un cursus directement lié au développement local et rural, et surtout à un long terrain dans un pays en voie de développement. Déjà trois fois que je réalisais ce genre de travail, dans une ONG ou un GIE, et j’avoue que l’idée de renouveler une expérience similaire ne m’enchantait que modérément. J’aspirais à quelque chose de différent, de nouveau, d’un peu plus motivant et surtout qui représente pour moi un réel challenge. N’ayant pas l’intention de me cantonner à refaire ce que j’avais déjà fait, même différemment, j’ai décidé de monter mon propre projet et finalement d’être mon propre directeur de programme. Cette volonté tournait autour d’une idée précise : je voulais voir la Papouasie Nouvelle Guinée pour mon prochain voyage et j’avais très rapidement réalisé qu’il me serait difficile de trouver un organisme pouvant me proposer une activité qui m’intéresserait. Alors comme je suis très têtu quand j’ai décidé quelque chose, j’ai pris l’initiative de créer un projet qui réponde à mes attentes, je dirais même presque à mes besoins, tout en restant dans le cadre d’activités permises par l’ISTOM en ce qui concerne le terrain pour le mémoire de fin d’études.

Cette envie de voir la Papouasie vient de toutes ces images que j’ai pu voir, à la télévision dans des reportages, ou dans des livres et qui m’ont fait rêvé. Ces mystères incarnés par l’une des dernières terres de découvertes, peuplée de cultures aussi diverses qu’extraordinaires. Mais surtout, après l’Equateur, Bornéo, l’Altiplano il fallait quelque chose qui soit vraiment difficile, une sorte de défi pour moi-même. Je me suis donc orienté vers les régions des Highlands, au centre du pays, là où les incursions des occidentaux ne sont que récentes et toujours rares aujourd’hui. L’idée à la base de mon projet était simple, je voulais étudier les interactions entre une communauté locale et le monde occidental au travers d’un projet de développement actif dans cette région. Les projets de développement ne manquent pas dans les Highlands, ils sont industriels (or, cuivre, pétrole ou gaz) ou agricoles (café, thé, riz…), il me restait donc à savoir exactement où j’allais aller. Cela, je n’ai jamais pu réussir à le déterminer de manière précise avant d’arriver sur place ; les difficultés pour communiquer  avec les autorités régionales (je devrais dire l’impossibilité) et l’étendue du territoire m’en ont empêché. Cela ne m’avait pas découragé, après tout ce n’était qu’un détail, mais il fallait au moins que je sache quel groupe ethnique j’allais choisir. Au fil de mes recherches, j’ai pu établir des contacts qui m’ont rapidement mené à deux noms : Lorenzo Brutti et Chris Ballard. Ce sont ces personnes qui m’ont aidé à faire ce choix et à préparer ce voyage. Chris est l’un des grands spécialistes de la culture Huli et surtout l’un des rares à parler correctement cette langue ; le choix s’est donc imposé naturellement. A cet instant, le fait de faire un choix était plus important que le choix en lui-même… je ne suis même pas sûr de pouvoir parler de choix, je ne pense pas que je savais vraiment ce que je cherchais.

Les mois qui ont suivi ont été consacrés à la préparation de mon projet. J’ai d’abord dû le faire valider par l’ISTOM, ce qui ne posa aucun problème majeur bien que l’on m’ait mis maintes fois en garde contre le risque que je prenais à suivre un projet personnel, mais surtout il fallait que je commence à me familiariser avec la culture Huli. Il a donc fallu que je lise un certain nombre de livres et d’articles à ce sujet ainsi que sur l’anthropologie en général.

Plus je me rapprochais de la date de mon départ plus, je dois l’avouer, le stress montait. Ce sont surtout les commentaires des personnes de mon entourage qui contribuaient à cet état de fait. Toutes, sans presque aucune exception, prenaient un air inquiet en me demandant si je savais où aller et si j’étais attendu par quelqu’un, et en évoquant systématiquement les dangers que ce genre d’endroit, qu’ils n’avaient d’ailleurs jamais visité, représentait. J’ai commencé à me demander si je n’avais pas été un peu trop ambitieux avec ce projet, si je n’avais pas vu trop grand… bref le doute était là, mais de toute manière il était trop tard pour faire machine arrière, tout était plus ou moins prêt. Je pense que mes parents, et moi aussi d’ailleurs, avions fini par nous faire à l’idée qu’il me serait probablement très difficile de donner des nouvelles régulières. Cela ne me posait que peu de problème et ne représentait certainement pas une source de soucis ou de souffrance ; cela complique seulement les choses en cas de problème sur place. Donc émotionnellement, l’idée du départ ne se faisait pas trop pesante et je pouvais m’imaginer monter dans l’avion sans avoir le cœur trop lourd ni me sentir rattaché par quoi que ce soit en France. Le temps continuait malgré tout d’avancer et la date approchait à grands pas. Il me fallait donc continuer à tout préparer, ne pouvant pas me permettre de réaliser, une fois sur place, que j’avais oublié quelque chose d’important. Cette rencontre a grandement secoué mes convictions et il m’a fallu quelques temps pour réussir à intégrer ce nouveau facteur émotionnel dans une équation déjà compliquée… je n’étais plus du tout aussi confiant concernant ma tranquillité d’esprit au moment de monter dans l’avion.

Il m’aura fallu près de deux semaines pour préparer mes sacs, un grand et un petit qui devaient contenir tout ce dont j’avais besoin pour plusieurs mois et que je pourrais porter seul sur de longues distances… il a fallu miniaturiser ! Sac de couchage de moins d’un kilo, tout petit matelas, pas trop de vêtements…tout ça pour pouvoir prendre une grosse trousse de médicaments, des livres, de la musique et une foule d’autres bricoles dont certaines ne s’avéreront pas franchement utiles ! Malgré tout ces préparatifs, je ne me sentais absolument pas prêt… c’est un peu comme cette sensation que l’on a, en fermant la porte à clef avant de partir en week-end, d’avoir oublié quelque chose sans savoir quoi. C’était un peu le même sentiment, mais juste un peu plus désagréable.

PREMIER CONTACT, Juillet 2000

Je suis monté dans l’avion dans un état d’esprit particulièrement troublé, avec en tête le constat suivant : je ne sais pas vraiment où je vais et je ne sais pas à quoi m’attendre en arrivant. De mon projet je ne connais que les grandes lignes, mais je ne suis pas sûr de ce que mon travail va me permettre de découvrir. La seule chose que je savais, c’est que j’avais un billet d’avion qui m’emmenait jusqu’à Tari et que là-bas je devais dormir au WCA (Women Country Association Guest house)… c’est maigre ! Je dois l’avouer, j’ai même eu des petites crises d’angoisse dans l’avion. J’imagine que la peur que je ressentais était naturelle autant que légitime.

Si ma mémoire est bonne, il m’a fallu près de 33 heures pour atteindre Port Moresby, il y avait beaucoup d’escales (pourtant le billet était très cher !). J’ai dormi une nuit dans l’un des hôtels près de l’aéroport et le lendemain je m’envolais pour Tari. C’est dans cet avion que j’ai rencontré la première personne qui devait me permettre de trouver la communauté dans laquelle je me baserai : James Pamburi, un Huli de Maria, un petit village à quelques heures de Tari. Les Huli n’ont généralement qu’un nom, le deuxième étant celui de leur père, il n’y a pas de nom de famille fixe, l’appartenance se faisant en référence au clan ou au sub clan. Ainsi le Père de James s’appelle Pamburi, son prénom devenant le nom de son fils ou de sa fille. Evidemment l’introduction de prénoms anglophones a largement contribué à perturber cette structure sociale importante. Cette importance est liée au fait que les prénoms de chacun sont donnés en fonction de l’appartenance à un clan et à une terre ; comme un repère généalogique en quelque sorte.

James travaillait dans la petite exploitation de gaz de Hides dans la vallée de Nogoli, le seul repère géographique valable que j’avais en ma possession. Donc la rencontre avec James était inespérée puisqu’il devait me permettre d’établir un contact avec les gens de cette exploitation dans l’espoir d’obtenir les informations nécessaires sur la région et ainsi trouver une communauté pouvant m’accueillir, qui soit dans l’aire d’influence de cette Compagnie. En effet, mon sujet de recherche étant les relations au développement qu’ont les habitants d’une communauté Huli, cette influence était nécessaire. James me proposa de rester une ou deux nuits au WCA et avant de revenir me chercher pour m’emmener à Nogoli, cet arrangement me convenant parfaitement nous avons donc décidé de nous donner rendez-vous le lundi matin. Tout en discutant avec James, j’observais le paysage par le hublot du Dash-8, un gros avion à hélices de construction canadienne pouvant transporter une trentaine de passagers. La jungle recouvrait des plaines immenses où serpentaient de grands fleuves formant parfois des boucles presque parfaites. Après un peu plus d’une heure de vol j’ai commencé à voir les premières montagnes se profiler au travers d’épais nuages… les Highlands. Les montagnes entourant d’immenses plateaux où vivent tant de communautés sont parfois très hautes, dépassant largement les 4000 mètres. Les larges vallées qui abritent les communautés se situent évidemment à de plus faibles altitudes, généralement entre 1000 et 2500 mètres. Tari est environ à 1500 mètres d’altitude, offrant ainsi d’agréables conditions climatiques et une relative protection contre les moustiques et les fièvres qu’ils véhiculent.

Vers 11Hrs, nous commencions à descendre sur Tari, et j’ai pu apercevoir quelques habitations éparses dans la vallée, entourées par ce qui me semblait être des cultures sur de nombreuses parcelles. Au moment de toucher la piste en terre de Tari je regardais les toits de tôle défiler. Ces hangars stériles avec leurs enseignes rouillées contrastaient particulièrement avec la végétation luxuriante qui couvre les montagnes alentours. Lorsque la porte s’est ouvrerte, le choc ! … des centaines de personnes accrochées aux grilles de l’aéroport en une masse compacte ! Je distinguais une multitude de couleurs, souvent criardes, des parapluies et des T-Shirts des équipes australiennes d’AFL ou de rugby. Quelques hommes étaient en tenue traditionnelle, mais ils semblaient se perdre dans cette foule. J’ai attendu mes sacs tranquillement avec James, essayant de ne pas faire attention à tous ces yeux braqués sur moi.

Aujourd’hui j’ai vu cet attroupement des dizaines de fois et il ne m’impressionne plus du tout. J’ai même été souvent moi-même au milieu de cette foule, les jours où je travaillais à Tari, pour attendre le journal « National » qui venait avec chaque avion d’Air Nuigini, presque le seul lien que j’avais avec le monde extérieur et qui me permettait de vérifier de temps en temps que la troisième guerre mondiale n’avait pas éclaté sans que je ne le sache. L’arrivée d’un avion attire toujours du monde et spécialement les vendredis comme cette première fois où j’ai posé le pied à Tari. La majorité des badauds viennent voir par curiosité ce qu’ils ont pourtant déjà vu des centaines de fois, mais ils s’attendent toujours à une nouveauté, un imprévu. Parfois des touristes viennent pour aller à Ambua Lodge – du fait des prix exorbitants pour une nuit, je ne sais même pas à quoi il ressemble ! mais il paraît qu’il est très beau. On les voit, peut-être même encore plus effrayés que je ne l’étais, se jeter dans les bus du Lodge au sortir de l’avion pour ne plus regarder les gens que par la fenêtre, rassurés certainement de se retrouver dans un environnement plus familier. J’ai toujours eu le sentiment de voir des personnes visitant un zoo… les bêtes curieuses enfermées dans une cage de verre, dont les badauds viennent observer le comportement étrange.

Il y a aussi beaucoup de gens qui viennent voir l’avion arriver parce qu’ils attendent quelque chose en particulier. Dans ces zones relativement reculées, ces vols réguliers sont le cordon ombilical qui relie les communautés au reste du monde, il n’y a pas de route qui mène à la capitale, seulement à la côte nord, et les dangers inhérents à ce trajet sont tels que peu s’y risquent. Le plus souvent on voit des caisses de poussins destinés à être engraissés et vendus sur les marchés, du fret et régulièrement des cercueils venant de la capitale (en moyenne entre un et deux par semaine, et dans la grande majorité des cas, ces personnes n’ont pas pu attendre de voir arriver une mort naturelle !). C’est donc plus qu’un aéroport, c’est une ligne de vie, la seule qui permette à ces populations de ne pas êtres enfermées dans ces vallées difficiles d’accès.

Me voilà donc, suivant James en direction du WCA, traversant cette foule compacte attirée par l’avion mais surtout par le marché hebdomadaire de Tari. En questionnant un peu James à propos de Tari, j’ai très vite réalisé que la description que m’en avait donné Lorenzo n’était plus tout à fait d’actualité : la banque et la poste avait fini par fermer à force de se faire braquer par les bandits, nombreux dans la région à cette époque. Pour ce qui est de l’électricité et du téléphone… les lignes ont été abattues accidentellement ou par malveillance, personne ne sait vraiment. Un seul constat : pas de contact possible avec l’extérieur. J’ai l’estomac qui s’est serré en entendant repartir l’avion derrière moi alors que nous nous dirigions vers le Women Guest House.

Résolument, je me suis concentré sur le chemin qui nous emmenait vers le WCA, finalement le seul élément qui me semblait familier dans tout cet inconnu, le seul que j’avais pu découvrir depuis la France. Cette notoriété n’existe que parce qu’il s’agit du seul et unique logement disponible à Tari pour les voyageurs et les touristes (l’Ambua Lodge est situé à 45 minutes de voiture et coûte une vraie fortune), elle ne s’est jamais fondé sur l’attrait du lieu proprement dit. Il est important de décrire le WCA …il fut un temps, lointain sûrement, où cela devait être un endroit plaisant. Aujourd’hui c’est vraiment loin d’être agréable d’y séjourner et pourtant j’y ai passé des journées entières, je pense même plus d’une vingtaine, pour y dormir et y travailler. La vétusté des salles de bains communes et de la cuisine n’a d’égale que le manque d’entretien dont l’ensemble a souffert. En voyage, au fil des années, il y a une règle que je me suis fixée quant au problème de l’hygiène : on ne peut prendre une douche que si la douche est moins sale que soi ! Sinon, ça ne sert à rien. Et bien au WCA, il y a beaucoup de jours où ce n’était vraiment pas possible. Je me souviens de ce bref séjour, avant de rentrer de mon deuxième terrain, les femmes du WCA hébergeaient des dizaines de policiers lourdement armés alors qu’il n’y a que 24 lits. Ils étaient venus pour assurer la sécurité durant les élections supplémentaires dans la région, il y avait près de 2000 policiers dans la province à ce moment-là. La plupart étaient très sympathiques, simplement bruyants, mais ils avaient un défaut pour la grande majorité : ils ne savaient pas (ou ne jugeaient pas cela nécessaire, je ne sais pas) se servir d’une chasse d’eau… aucun d’entre eux à en juger par les dégâts ! Je m’abstiendrais ici de faire la description des douches, même après une semaine sans me laver et m’incommodant moi-même j’ai vite réalisé qu’il était préférable d’oublier l’idée d’être propre.

Enfin, me voilà installé pour la première fois dans l’une des petites chambres sombres avec ses deux lits superposés. J’ai laissé tomber mon sac et je me suis posé sur le lit. Je ne me souciais pas vraiment de l’odeur des draps puisque je pouvais utiliser mon sac de couchage, mais cela restait désagréable et n’arrangeait rien à mes angoisses dont je n’arrivais maintenant plus à me débarrasser. Malgré la très grande fatigue du voyage, j’ai décidé de ne pas rester à me reposer et d’aller visiter un peu Tari, voulant m’en faire une idée moi-même.

Tari peut se résumer rapidement. Elle ne présente pas d’attrait particulier et n’a pas grand intérêt, mais malgré tout, au fil du temps j’ai appris à apprécier l’endroit. Ce sont surtout les stigmates de son histoire, presque palpables, qui la rendent intéressante pour celui qui prend le temps de regarder. Ces stigmates sont ceux d’une déchéance progressive de laquelle elle essaye désespérément de se sortir pour retrouver un éclat qui siérait tant à la beauté du site. A Tari les changement sont rapides, en l’espace de trois ans il m’a été donné d’en voir certains, malheureusement négatifs pour la plupart. Lorsque je suis arrivé cette première fois, il n’y avait plus de poste, ni de banque et l’électricité et le téléphone étaient coupés, mais le Renboa Stua et le Haus Kaikai[2]  étaient ouverts et proposaient un large ensemble de produits alimentaires variés et des objets manufacturés en tout genre. Mon budget ne m’a pas laissé le loisir de profiter pleinement des avantages qu’ils proposaient, mais l’idée de la possibilité d’accéder à quelques menus plaisirs était déjà agréable. Lors de mon deuxième passage, ces magasins avaient fini par fermer eux aussi, non pour une quelconque raison économique, mais parce qu’ils avaient été pillés et saccagés lors des affrontements engendrés par les conflits dans la région à cette époque. C’était vraiment la dernière chose qui donnait un peu de vie à la ville et j’ai vraiment eu l’impression qu’elle touchait le fond à ce moment. Puis les choses ont recommencé à s’améliorer : l’électricité produite par les grandes chutes d’eau sur la rivière Tagari fut rétablie, vint ensuite la poste qui rouvrit ses portes malgré un difficile approvisionnement en timbres et la timide fébrilité de son personnel, et fin 2003 les lignes téléphoniques furent reconnectées. Malheureusement, Tari ne put profiter des bienfaits du courant électrique que pendant quelques mois puisque vers Novembre 2003 elle fut de nouveau coupée, a priori par quelqu’un ayant encore abattu un arbre sur les lignes. De beaucoup diront que la réparation de ce problème ne doit pas présenter de grande difficulté… j’imagine que c’est ce que les habitants ont du se dire lorsqu’ils ont tenté de refaire les branchements eux-mêmes, grillant du même coup les installation en amont et causant des dégâts bien plus coûteux !

Je suis donc parti me promener pour découvrir la petite agglomération avec l’espoir de pouvoir prendre quelques bons clichés du marché et en apprenti ethnologue, je bouillais de voir quelques hommes en tenue traditionnelle, peut-être même avec leurs arcs et flèches. J’arpentais tranquillement la seule rue en terre qui traverse Tari. Celle-ci est en réalité une portion de la Highland Highway, elle-même seule voie de circulation dans la Province. Le cœur de Tari n’est pas très étendu, quelques centaines de mètres le long de cette route. De l’autre côté de la piste d’atterrissage, je pouvais apercevoir des bâtiments, des résidences individuelles, les importantes structures de l’Hôpital… uniquement des toits de tôle, à part une ou deux maisons en chaume. Sur mon côté de « l’aéroport » je ne distinguais pas de résidence, de grands hangars déjà attaqués par la rouille sous la peinture qui s’écaille par larges plaques, un très long bâtiment abritant les petites échoppes ne vendant que des produits simples et quelques bâtiment neufs dont l’état contraste avec le reste de la ville. Tari ressemble à l’image que l’on se fait de ces bourgs de l’Amazonie que décrivait Claude Lévi-Strauss. Premiers postes avancés ayant réussi à amener l’Homme un peu plus profondément dans un pays inconnu puis sombrant petit à petit dans une décrépitude que leur éloignement du reste du monde n’aide pas à guérir. Peut-être moins dramatique dans le cas de Tari, cette situation est malgré tout une réalité que les prochaines années devraient permettre d’améliorer, je l’espère. Je pénétrais au hasard dans l’une des petites échoppes pour me procurer de quoi dîner, ainsi que quelques bougies pour pouvoir lire après la tombée de la nuit. Les étagères n’avaient qu’une maigre variété de produits à offrir. Cela n’est pas dû à un problème d’approvisionnement, puisque sur les quatre années où je suis venu à Tari il n’y a jamais eu plus : des conserves de poisson, Thon ou Maquereau, des boîtes de Corned-beef (ce n’est objectivement pas bon, mais après quelques temps enfermé dans une vallée on les considère comme des mets de choix !), les nouilles instantanées au poulet, des biscuits WOPA, sucre, lait en poudre, café, thé produit à Mt Hagen dans les Highlands, les paquets de riz et quelques autres menus articles. Cette liste serait incomplète si je n’y ajoutais pas les cannettes de Coca-cola, beaucoup auraient pensé que cela manquait, même dans ce genre de contrées. On est absolument certain de retrouver celles-ci presque partout sur le territoire, même dans les vallées les plus reculées, son prix augmentant, comme ceux des autres produits, en fonction de la distance au point d’approvisionnement du fait du coût du diesel consommé pour l’acheminement. Le Coca est l’un des rares produits « Made in PNG », fabriqués dans la grande ville industrielle de Lae sur la côte Nord. Comme c’est le cas sur le reste de la planète, le goût de la boisson est particulier au pays, adapté au palais de ses habitants, ce qui, dans le cas du Coca de Papouasie se traduit par un surdosage de sucre. L’introduction de cette boisson, fort appréciée au sein des populations Huli, a eu certaines répercussions négatives, notamment sur la santé de personne ne consommant traditionnellement que peu de produits sucrés dans leur alimentation, comme la canne à sucre et les fruits. et tout le monde connaît les ravages que ce genre de boisson peut contribuer à faire sur les dents.

Mes emplettes terminées je me suis dirigé vers la place du marché pour profiter des images que les étals avaient à offrir. La première chose qui m’a frappé est de voir les quantités impressionnantes de Buai qui sont proposées à la vente. Le Buai est la version locale du bétel. Celui-ci est produit sur la côte à Madang et la majeure partie de cette production paraît être écoulée dans les Highlands. A l’instar de ses homologues Indien ou Indonésien elle permet la sécrétion en larges quantités de crachats rouge sang qui sont négligemment répandus sur les chemins ou dans les flaques d’eau. Le Buai a d’autres effets, dont les plaisirs sont toujours vantés, mais ses désagréments restent trop visibles dans des zones très peuplées comme Tari.

Les étals sont de simples draps posés à même le sol et sur lesquels sont disposés les différents articles, les vendeurs sont des femmes le plus souvent, elles passent ainsi la journée sous leurs grands parapluies à l’abri d’un soleil cuisant. Certaines viennent vendre des morceaux de cochon ou de poulet, la viande livrée à la voracité des mouches difficilement tenues à l’écart par les balayages réguliers et sans conviction de la main de la vendeuse. D’autres, dont l’étale paraît être arrangé avec plus de soin vendent des savons, de la lessive, des cigarettes ou des petits pains qu’elles cuisent le soir chez elles.

Un attroupement très animé à quelques dizaines de mètres attira soudain mon attention. Totalement incapable de comprendre ce qui se tramait, j’ai commencé à m’approcher tranquillement. Je n’avais appris que le Tok Pisin et mes connaissances du Huli étant inexistantes, j’étais incapable de comprendre ce qui pouvait se dire, ni même deviner le sujet d’une conversation. Je n’ai pas eu le temps de m’approcher beaucoup, des coups de fusils tirés par une personne que je ne pouvais voir dispersa la foule dans un violent mouvement de panique auquel je me suis joint promptement et sans me poser de question ! Presque aussitôt parvenu derrière un abri offrant une toute relative protection contre les balles j’ai risqué un rapide coup d’œil sur l’endroit. Les gens étaient visiblement choqués, ce que je comprends aisément ne me sentant pas très à l’aise moi non plus, mais je ne voyais personne blessé. J’aperçu enfin le tireur, visiblement très en colère bien qu’il ait pourtant déchargé en l’air une partie de sa hargne. La situation semblant être redevenue calme, j’ai estimé en avoir suffisamment eu et vu pour un premier jour et je me suis dirigé d’un pas rapide vers la relative sécurité de ma chambre. Je me suis allongé sur le lit en me demandant ce que je faisais ici, et je n’ai pas honte d’avouer que j’ai repensé à l’avion qui n’était reparti que depuis quelques heures en me disant qu’il aurait été plus sage d’être dedans. Je me suis endormi en début d’après-midi, exténué par le voyage et l’état désastreux de mes nerfs et je ne suis plus ressorti jusqu’au lendemain, dissuadé de le faire après avoir entendu de nouveaux coups de feu dans la soirée, j’ai avalé quelques biscuits secs, très secs, et j’ai dormi.

MARIA

Je ne fis pas grand chose lors de ce premier séjour à Tari. Fortement échaudé par les événements du premier jour je ne me déplaçais que prudemment hors du WCA. Le calme atterrant des jours suivants me poussa à penser que ce genre de problèmes ne survenait que les jours de marché, quand tout le monde pouvait se retrouver pour s’amuser, commercer ou se tirer dessus, alors je me suis risqué, en restant sur mes gardes, à retourner me promener. Finalement je n’ai eu besoin que d’aller à la Mission Catholique pour voir le Père Sam, le seul contact que j’avais ici et que m’avait donné Lorenzo. Celui-ci était absent, mais je fus courtoisement reçu par un autre missionnaire auprès duquel je me suis enquis aussitôt de la situation dans la région et des endroits possibles pour m’installer. À part la réputation peu reluisante frappant Tari qui, comme j’avais déjà pu m’en rendre compte, était malheureusement pleinement justifiée, il m’a assuré que la vie dans les communautés était généralement paisible. Je n’obtiendrais pas beaucoup plus d’informations importantes de cet entretien et je ne savais donc toujours pas où aller. Il me restait donc à me reposer sur l’aide de James que je devais revoir le lendemain.

Le lundi, à l’heure dite (à quelques heures près), James est arrivé pour me dire qu’on prenait le PMV qui repartait vers 11H30. Il a rapidement acquiescé lorsque je lui ai demandé si l’on allait vers Nogoli. J’aurais dû me méfier de cette réponse aussi brève qu’évasive !

Mon désir d’aller à Nogoli était justifié par l’espoir de me procurer des cartes correctes et précises de la région et des renseignements sur le secteur de Komo, mon seul objectif à ce jour pour trouver une communauté où m’installer. Cet objectif était encore très vague, car Komo n’est que le nom d’une station, il s’agit en fait d’un immense district où vivent de très nombreuses communautés. Si l’on me demandait pourquoi j’avais jeté mon dévolu sur Komo, j’aurais été un peu gêné de répondre que c’était parce que c’était l’un des seuls points à proximité de Nogoli que j’avais sur ma malheureuse carte et que c’était marqué en caractères gras « Komo station »… rien d’autre. Je reconnais que cela constitue un ensemble bien maigre d’information pour choisir un lieu de vie pour six mois, mais je n’avais vraiment pas grand-chose d’autre. Nous sommes donc montés dans le PMV et à l’heure dite, toujours à une ou deux heures près, nous nous sommes lancés sur la Highland Highway. Le PMV fut mon transport privilégié pour me déplacer sur les routes reliant Tari à Nogoli et Koroba. PMV est un acronyme pour « Public Motorised Vehicle », il s’agit dans la grande majorité des cas d’un camion dans lequel des bancs, confectionnés avec deux planches, ont été aménagés. La partie arrière, où les passagers sont plus ou moins bien installés est ouverte, pouvant être recouverte d’une grande bâche si la pluie se fait trop drue.

Sur ces routes défoncées par quelques décennies de pluies abondantes ruisselant sur ces fortes pentes qu’une absence totale d’entretien n’a pas permis de maintenir dans un état correct, la circulation est parfois pénible et un trajet qui ne devrait durer que deux heures peut parfois se prolonger près de cinq heures en raison de nombreuses crevaisons. Les moteurs souffrent énormément durant l’ascension des pentes très raides tant ils sont surchargés de passagers en tout genre. En effet, ces camions qui paraissent souvent vieux avant de l’être vraiment peuvent prendre jusqu’à une quarantaine de personnes, sans compter les cochons ou les sacs de patate douce sur lesquels leurs propriétaires s’installent. Si l’ensemble des structures du véhicule souffre, elles ne sont généralement pas les seules ! Tous les voyageurs s’entassent les uns sur les autres, certains s’assoient directement sur le sol et les rebonds perpétuels dus aux innombrables nids de poules – parfois ce sont certainement plutôt des nids de casoars ! – brutalisent diverses parties du corps. Mais le voyage reste magnifique, je ne m’en suis jamais lassé. Les paysages sont grandioses, les monts embrumés entourant le Bassin de Tari abritent d’immenses vallées couvertes d’une végétation luxuriante. Le spectacle est permanent. Parfois, au détour d’un virage, on aperçoit les toits de chaume d’une maison ou deux, habitations d’une famille qui aura voulu s’écarter de la vie communautaire sans pour autant se couper du monde. Parfois on croise un homme ou une femme marchant tranquillement, trahissant la présence d’une communauté cachée dans la forêt qui recouvre les pentes d’une montagne proche. Au delà de la route, tout semble lointain, comme appartenant à un autre monde ; dans les communautés la distance à la route se traduit par un facteur de difficulté pour obtenir les biens de consommations industriels ou pour avoir une chance d’établir un commerce quelconque. C’est lorsque l’on réalise cela que l’on peut relativiser la lenteur finalement toute relative des transports sur la route.

Toutefois, mes compagnons de voyage ne se souciaient nullement de savoir si le PMV était rapide ou pas, celui-ci est une sorte de microcosme social. Toute une vie s’installe sur cette plate-forme exiguë et surpeuplée. Certains font du commerce de Buai ou de Brus (Tabac local roulé dans du journal), je n’ai d’ailleurs jamais fait un voyage sans qu’il n’y ait au moins l’un de ces vendeurs et les affaires sont généralement florissantes. Quoi de mieux pour passer le temps et accompagner les discussions ! Alors les odeurs viennent se mêler au voyage : celle piquante et particulièrement végétale du Buai et celle âpre et forte du tabac. Celles-ci colorent mes souvenirs aussi sûrement que le plancher du PMV, mais je dois avouer que plus d’une fois cela a largement contribué à me rendre assez nauséeux, les arrêts fréquents me permettant de récupérer pendant une minute afin de ne pas être vraiment malade – le dilemme du voyageur qui ne supporte pas les transports !

Je me rappelle encore de cette première fois où j’ai voyagé sur ces routes, je ne trouvais pas le temps long, je le trouvais interminable ! J’avais eu l’impression d’avoir passer une demi-journée à rebondir sur ces planches, et après une heure les beautés du paysage ne m’aidaient que difficilement à supporter mon postérieur endolori ou les odeurs du buai craché sur le sol. J’admirais secrètement l’organisation des autres passagers qui paraissaient toujours trouver quelque chose pour faire office de coussin de fortune. J’étais particulièrement mal installé, car contrairement aux autres passagers il fallait que je garde mon énorme sac à dos entre les jambes et le petit, tout aussi encombrant dans un si petit espace, contre moi. Je ne pouvais me permettre d’imiter mes compagnons et m’asseoir en tailleur dessus, le risque d’endommager ma précieuse cargaison était trop grande.

Aujourd’hui, ce premier voyage me semble loin, non seulement dans le temps mais aussi parce que ces voyages sont devenus routiniers et que je n’y trouve que peu de désagrément. Tout comme les autres, je suis devenu un habitué, et si je ne mâche pas de Buai sur la route, je fume, discute avec les autres, souvent avec un gamin sur les genoux tout en priant qu’il ne lui prenne pas l’envie de se soulager comme cela m’est arrivé une fois.  De quoi parle-t-on dans un PMV ? Comme dans tous les transports en commun : des dernières nouvelles, de politique, des problèmes survenus récemment dans la région… absolument rien de surprenant lorsque l’on est au fait de la vie et des tracas des Huli. Ce fut souvent le meilleur moment pour moi pour poser quelques questions par rapport à certains sujets d’actualité, recueillant ainsi les tendances directement au sein de la population. Cette version des transports en commun est très éloignée de ce que l’on peut connaître en France, pas tant du fait des infrastructures ou de l’état des véhicules, mais surtout parce qu’en Papouasie, le mot « commun » prend toute sa dimension.

Toutefois, lors de mon premier séjour dans la région des Highlands, je dus fortement limiter mes trajets en PMV et finalement me déplacer le moins possible du fait d’une forte insécurité sur ces routes. Les quelques années précédant 2001, de nombreux bandits sévissaient sur le bord des routes, arrêtant ces diligences d’un nouveau genre. Si les diligences ont changées, les méthodes des bandits sont restées les mêmes : la route est bloquée par des pierres ou des branches, le camion est cerné par des hommes masqués et armés et les passagers détroussés. A ma grande surprise le Far West existe toujours aujourd’hui, mais cette constatation n’avait rien de réjouissant et ne me rendait certainement pas nostalgique ; dans les vieux westerns de mon enfance, les attaques de diligences finissaient souvent mal. Ayant rapidement pris connaissance de l’endroit privilégié de ces Hold-Up sur la route, chacun peut imaginer le sentiment que je pouvais ressentir en l’abordant, concrètement, je serrais les fesses ! D’ailleurs le reste du convoi était aussi étrangement silencieux. Les histoires se colportaient de loin en loin sur ces PMV attaqués, sauvés par la bravoure – ou l’inconscience, c’est selon l’interprétation de chacun – du chauffeur qui avait choisi de forcer le barrage de pierres tuant l’un des bandits au passage, ou de celui, certainement plus malin, qui coupa son moteur en haut de la pente afin d’arriver à passer sans attirer prématurément l’attention des bandits pour relancer son moteur à leur hauteur et s’enfuir à toute vitesse sans qu’ils ne puissent réagir. Hauts faits de chauffeurs zélés refusant de perdre la recette de la course ou pas, je suis très content de ne pas avoir eu à en témoigner. Les autres années, l’organisation de la police s’était améliorée… pour dire la vérité, ils ont reçu un personnel mieux entraîné et surtout un armement pouvant rivaliser en puissance avec celui des bandits ! Leurs patrouilles régulières sont rapidement venues à bout de ce problème, quelques-uns de ces bandits furent abattus, aidant les autres à comprendre que la profession devenait trop risquée pour le maigre butin qu’elle permettait d’amasser. J’ai donc pu voyager librement les autres années.

J’étais assis avec James depuis plus d’une heure, conversant tranquillement, la tension et l’inquiétude s’étaient évanouies depuis que nous avions passé la zone dangereuse et tout le monde discutait et échangeait des plaisanteries. Les paysages défilaient, entre les montagnes surplombant les immenses plateaux que nous sillonnions. Parfois nous passions un petit village où quelques passagers descendaient avant que nous puissions reprendre notre chemin. C’est à l’entrée de l’un de ces villages que j’ai réalisé que nous ne nous dirigions pas du tout vers Nogoli, d’ailleurs je n’avais aucune idée de l’endroit où nous étions. La seule chose que je savais c’est que l’on venait d’arriver à Maria, dans le village de James. Un peu décontenancé et certainement vexé de ne pas avoir senti cela venir, j’ai ramassé mes sacs et j’ai sauté du camion. Pamburi, le père de James nous attendait sur le pas de sa porte… la manœuvre était brillamment orchestrée. On pourrait se demander pourquoi il fut nécessaire à James de me mentir pour que je vienne chez lui. Il est presque certain que s’il me l’avait proposé, j’aurais accepté avec plaisir, trop heureux que l’on me fasse découvrir ce que j’étais précisément venu voir. La vraie raison, c’est qu’il était très important pour James que je passe chez lui parce qu’il était en pleine campagne électorale pour essayer de briguer un siège de parlementaire et représenter sa région. Ma présence chez lui influençant apparemment de manière très positive son électorat, il ne pouvait prendre le risque de manquer une telle opportunité : des chercheurs étrangers viennent lui rendre visite ! Alors il a organisé des tournées électorales de campagne, exercice de futilité auquel je ne me joignais que parce que je n’avais rien d’autre à faire et que cela m’occupait un peu. Plusieurs fois par jour, nous marchions, lentement, James arborant un air important, jusqu’à ce qui semblait être le « centre-ville » de Maria : une petite baraque abritant le billard, la petite échoppe et surtout les jeux de fléchettes. La situation ne m’enchantait pas, mais la compagnie de la famille de James était agréable et j’ai pu avoir de longues discussions avec son père. Pamburi fut l’un des premiers Huli à travailler avec les Australiens sur les projets de construction des routes et autres infrastructures. Il recevait une paye hebdomadaire versée par le gouvernement Australien, il me montra fièrement une lourde bourse de vieilles pièces appartenant à l’ancien système monétaire Australien… il n’avait pas vraiment su quoi en faire à l’époque. Pamburi était content et dans ses récits il semblait toujours regretter cette époque. Il avait pu apprendre l’anglais, devenir important dans son village et réussir à envoyer son fils James faire ses études à la capitale. Nos conversations se poursuivaient tard le soir autour d’une bougie, James aidait son père dont l’anglais vacillait parfois, mais malgré cela, les journées étaient creuses. Les incidents du premier jour semblaient avoir laissé mon moral quelque peu altéré, le mensonge de James, malgré son insignifiance et les répercussions positives qu’il engendra, n’arrangea rien. Je me sentais très déprimé, sans réellement savoir pourquoi. Des milliers de questions assaillaient mon esprit, tant sur la réalité de mon projet que sur la pertinence de mes choix jusqu’à cet instant.

Le couperet qui acheva de me saper le moral s’est abattu un peu plus tard dans la soirée, je ne saurais jamais si cet incident avait aussi été planifié et cela n’a de toute manière aucune importance ; je n’en voudrais jamais à James pour ça, et j’ai toujours de très bon rapports avec lui. Il m’a expliqué qu’il n’irait pas à Hides avant une bonne semaine mais qu’il me ferait une lettre de recommandation. Sa période de congé ne devait pas finir avant plusieurs jours, et il ne pouvait pas partir loin de chez lui en pleine campagne, il n’avait d’ailleurs probablement jamais eu l’intention de le faire, même lorsqu’il me l’a proposé. Avec le recul j’imagine que dans son esprit, nous y serions effectivement allé ensemble, seulement plus tard, et que je pouvais sans problème patienter quelques jours chez lui. Parfois l’esprit Huli est difficile à appréhender et les incompréhensions peuvent causer des désagréments aux personnes qui n’y sont pas préparées, mais dans ces contrées, tout repose sur le point de vue de chacun et il est généralement impossible d’augurer des intentions réelles d’une personne, quel que soit son discours. Pour l’heure, cette lettre de recommandation me convenait parfaitement, j’imaginais qu’elle serait un aussi bon laisser-passer que James lui-même. Mais lorsque je lui ai dit que je repartirai le lendemain pour Tari pour ensuite attraper un PMV pour Nogoli, il me dit que cela serait difficile pendant quelques jours. Le lendemain le recensement national débutait et il était interdit à tout véhicule de se déplacer dans le but évident de faciliter le comptage des populations. Je suis resté sans voix pendant une minute…

–          Tu sais combien de temps ça va prendre ?

–          Un jour, peut-être deux, je ne suis pas sûr.

–          Et vraiment aucune voiture ne passera pendant deux jours ?

–          Si, c’est possible que certaines puissent se déplacer.

–          Mais tu n’en es pas certain ?

–          Non, non, mais il n’y a pas de problème, tu peux rester ici quelques jours avec nous !

–          … Merci, c’est gentil.

Je me suis couché le soir et mon moral déjà bas s’est changé en dépression sans que je ne sache vraiment pourquoi. J’imagine que c’était inéluctable et que cet épisode insignifiant ne fut qu’un déclencheur. J’avoue que cela ne m’était jamais arrivé et que j’ai vraiment souffert, il m’aura fallu deux jours, à me raisonner moi-même pour surmonter cette crise et m’empêcher de reprendre l’avion dans l’autre sens dès mon retour à Tari. Finalement cet épisode du Recensement National, très improbable il faut bien le dire, m’aura permis de faire ce point nécessaire avec moi-même. Effectivement, j’ai eu tout le temps de faire le point ; James avait suggéré que j’attende près de la route qu’une voiture chargée du recensement passe. Alors j’ai attendu… trois jours ! je suis resté trois jours près de la route à attendre l’oreille tendue lorsqu’un besoin naturel m’arrachait à ma surveillance. Certainement que la lassitude m’aura aidé à reprendre le dessus. C’est amusant de se dire que parfois une simple contrariété peut devenir une épreuve terrible. Objectivement j’avais beaucoup de temps devant moi, et ce n’est pas quelques jours qui pourraient compromettre mon projet. Plus tard, quand mon expérience de la Papouasie était largement consommée et que je ne m’impressionnait plus de rien, j’ai toujours pensé que cet épisode était un peu ridicule. Non pas parce que j’ai eu un bon coup de déprime, je le sais naturel et justifié, mais parce que j’ai été capable de gâcher deux journées entières sur le bord d’une route, sans presque rien faire ni même parler à quiconque. De beaucoup diraient que j’avais suffisamment à faire avec moi-même, pour régler mon propre conflit, mais c’est justement là que réside le piège ! A force de se poser des questions et de se refermer sur soi-même, on perd contact avec la réalité et le conflit s’auto alimente. La seule thérapie efficace est de se lever, d’arrêter de cogiter inutilement autour d’une question abstraite et d’avancer. C’est ce que j’ai fait le quatrième jour, j’ai décidé d’avancer pour voir où les choses m’emmèneraient et j’ai accueilli avec plaisir l’invitation de James pour aller faire une ballade dans la campagne alentour… au moins j’avancerai pour voir ce qu’il y a derrière ces montagnes qui entourent Maria.

Dans l’instant, j’avais la tête comme lavée de toutes ces questions inutiles et qui me torturaient ; lorsque les jambes fonctionnent, les yeux fixent le chemin et l’esprit est accaparé par l’observation du paysage ou par une conversation avec un compagnon. J’avais laissé tomber mon poste de guet et un cortège de voitures auraient pu passer sans troubler ma bonne humeur. Je retrouvais mon attitude habituelle : « c’est pas grave, je repartirai quand je pourrai ! pour l’instant, j’avance quelque part ».

Ce fut la seule crise que j’ai jamais eu. Elle m’a marqué, mais m’a rendu plus fort et permis d’être  prêt à affronter le reste de ce voyage de recherche qui avait débuté. Finalement, loin de faire ressurgir l’image de cet avion qui repart sans moi, ces quelques jours m’ont permis de voir Tari sous un nouveau jour, celui d’un carrefour entre plusieurs directions qui s’offraient à moi. Aujourd’hui, je connais la première : Nogoli.

NOGOLI, HIDES, UN PONT, KULU.

Le lendemain je reprenais un PMV pour Tari pour un voyage sans histoire et surtout sans bandit, certainement grâce à la voiture de Police qui nous avait dépassé au début du voyage effectuant certainement une rare patrouille entre Tari et Koroba. Je ne me suis pas attardé à Tari, les charmes de la WCA Guest House ne faisaient plus effet et je suis reparti le lendemain matin pour Nogoli. Ce premier trajet vers Nogoli aura été le plus long que je n’ai jamais fait, près de cinq heures au lieu de d’un peu moins de deux habituellement. Trois crevaisons successives nous ont fait perdre un temps considérable car à chaque fois il fallait non seulement changer la roue crevée, mais aussi la réparer ! Parfois le chauffeur tentait de continuer un peu tant que la roue jumelle paraissait suffire, mais cela ne durait pas ; il ne pouvait pas prendre le risque de crever deux roues à la fois. Pour les passagers, que faire ? On discutait, commerçait, fumait ou mâchait comme à l’ordinaire. Tous sont résignés dans ces situations, probablement agacés mais certainement pas en colère, ils attendent sereinement car quoi qu’il arrive le PMV arrivera à destination.

Les pneus ayant cessé de se crever après un certain temps nous avons effectivement fini par atteindre la vallée de Nogoli. L’un de mes compagnons de voyage m’averti de la proximité de notre destination en pointant le doigt vers une immense vallée qui se profilait derrière une montagne en disant simplement « Nogoli »… je n’aurais pas compris grand chose d’autre de toute manière, trop peu de personnes parlant Pidgin.

La vue était saisissante, tant par la beauté de cette vallée que par son immensité. Cernée entre d’immenses montagnes culminant jusqu’à 3000m, elle apparaissait recouverte d’un dense tapis de forêt dont se dégageaient quelque uns de ces conifères dont l’aspect évoque plus une image imprimée sur un fossile qu’une espèce existant toujours. Sur les flancs des montagnes, quelques trouées aménagées dans cette forêt, pour l’implantation de jardins, attestaient de la présence humaine, ainsi qu’une petite tache qui grossissait doucement dans les basses terres de la vallée à mesure que l’on approchait.

Sans que je n’ai eu à demander, une personne m’a indiqué avec diligence qu’il s’agissait de Hides… « quoi, c’est tout ? » Un simple petit campement bien loin de l’immense complexe que j’imaginais jusque-là. Il nous aura encore fallu une bonne demi-heure pour atteindre Nogoli sur ces routes sinueuses. En se rapprochant j’ai fini par distinguer un autre complexe un peu éloigné du premier : c’était l’usine qui puise le gaz pour le transformer en électricité et ainsi alimenter la titanesque mine d’or de Porgera, à 70 kms de là. Le PMV s’est arrêté à quelques dizaines de mètres des grilles du campement et j’ai sauté du camion. Une foule qui paraissait presque aussi compacte que celle de Tari le premier jour me toisait d’un regard profond, certaines personnes échangeant des commentaires avant de détourner le regard avec un signe d’indifférence pour mieux me scruter quelques secondes après. Ce que je ne savais pas et que je n’apprendrai que bien plus tard, c’est que tous avaient eu vent de ma venue et même que je projetais de m’installer quelques mois dans la région. Cet attroupement était exceptionnel, simplement formé par les curieux venus voir un Blanc qui se ballade en PMV. Reste que ne sachant pas ce petit détail moi-même, je ne me sentais qu’à moitié rassuré. J’ai tâché de ne rien laisser paraître et je me suis dirigé vers la grille du campement où un garde de sécurité, Huli à n’en pas douter, m’attendait avec le même regard scrutateur que les autres. Je lui ai expliqué brièvement le but de ma visite et lui ai tendu la lettre de James – qui s’avéra parfaitement inutile – en demandant à voir quelqu’un qui pourrait me donner les renseignements que je cherchais.

Je fus conduit auprès de Lloyd Raw qui devait être à même de m’aider et de me fournir les renseignements que je cherchais. Lloyd fait partie de ces quelques rares personnes qui ont passé leur vie en Papouasie, dont plus de dix ans dans la région de Tari, ce qui fait donc de lui une source de renseignements privilégiée. Malgré tout je n’appris que peu de choses, la région étant globalement tranquille et le District de Komo sans problèmes apparents. Ce secteur avait connu des temps particulièrement troublés quelques années auparavant, un conflit majeur le rendit longtemps invivable, mais tout avait fini par revenir à la normale. Je tentais timidement de demander si je pouvais utiliser Internet. Lloyd mit gentiment un ordinateur avec une connexion satellite à ma disposition et me proposa même de revenir le lendemain matin pour essayer de téléphoner si je voulais. Il me demanda si j’avais un point de chute pour la nuit. Je comptais m’occuper de ce problème plus tard et j’ai vu a son air amusé qu’il devait se demander si j’avais toute ma tête. Il m’indiqua une personne qui serait ravie de m’héberger pour la nuit dans sa maison dans Nogoli, aux abords du campement. Je ressortis après seulement une petite heure et suivis mon hôte jusque chez lui.

Si les maisons traditionnelles sont relativement simples dans leurs structures, elles s’accompagnent d’un ensemble complexe d’aménagements. Le plus important d’entre eux étant une imposante palissade entourant les zones d’habitations, les protégeant des intrusions dévastatrices des cochons ainsi que d’ennemis éventuels en temps de conflits. Ces palissades sont en fait des buttes de terre presque verticales renforcées par des murs de planches profondément enterrés. Dans les communautés où plusieurs habitations sont proches les unes des autres, ces palissades finissent par former des réseaux entre lesquels sont aménagés des cours d’eau naturels, généralement détournés, qui serviront à l’irrigation ou simplement à l’évacuation des eaux de pluie ruisselant sur les pentes. Dans une grande majorité des cas, ces palissades sont donc elles-mêmes entourées d’un fossé parfois très profond. Cette description pourrait parfaitement servir pour un village fortifié et c’est exactement ce que ces petits hameaux peuvent devenir quand la situation l’exige.

Me voici donc face à l’une de ces palissades, devinant les toits des maisons derrières ; seulement là où il aurait dû y avoir un pont-levis, il n’y avait qu’un petit rondin de bois posé en pente entre les deux bord. Mon hôte, dont les pieds nus et une habitude de toute une vie lui permettaient de traverser cet obstacle sans montrer la moindre gêne me regardait depuis le haut de la palissade. Avec l’une de mes grosses chaussures je testais la surface, apparemment très glissante, de ce rondin. Cette analyse terminée, mes yeux se portèrent naturellement sur le fond du fossé, largement rempli d’une boue épaisse un bon mètre cinquante plus bas. Honnêtement, je ne le sentais pas du tout ! pour être exact, je me voyais déjà au fond du fossé. J’ai passé mon énorme sac à dos et attrapé ensuite la main secourable qui m’était tendue. C’est en sautant que j’ai réussi à franchir ce pont de fortune en évitant soigneusement de mettre mon poids dessus. Sur tous les mois passés dans la région, je me suis retrouvé des centaines de fois dans une situation similaire, ces ponts se résumant parfois à une simple branche ne supportant le poids d’une personne que si celle-ci ne s’attarde pas. Je n’ai jamais marché pieds nus, mais l’habitude a fini par s’installer, et quelques secondes de concentration me permettent aujourd’hui de traverser de fins rondins sans avoir à me rouler dans la boue. Parfois de courtes pertes d’équilibre m’obligeaient à faire de grands mouvements de bras et à me tordre dans tous les sens, toujours pour le plus grand amusement des personnes qui me voyaient faire.

La maison était petite, construite sur le même modèle que celles que je pouvais apercevoir autour. Presque carrée, elle se dressait sur des pilotis, la protégeant certainement d’un fléau dont je ne pouvais deviner l’origine. Les murs étaient faits de bambous aplatis et enlacés jusqu’à former de solides et très esthétiques panneaux. Les faibles lumières environnantes révélaient les volutes de fumée qui filtrait du toit fait d’herbes longues. A l’intérieur, un foyer était aménagé au centre de la pièce la plus importante de la maison. Le feu, constamment entretenu, assurait des nuits plus confortables, permettait de cuire les repas et la fumée assurait l’étanchéité du toit contre les pluies fréquentes. Je me suis installé autour du feu avec mon hôte et j’ai salué les autres membres de la famille affairés à préparer le repas du soir. Le dîner fut agréable : quelques patates douces et légumes partagés avec la famille autour du foyer central. La nuit venue et le sommeil gagnant la maisonnée, mon hôte insista pour me donner sa chambre. Il n’est effectivement pas rare que ces maisons soient cloisonnées, plusieurs personnes vivant sous ce même toit, cela permet d’accéder à un peu d’intimité. Cette chambre présentait un intérêt particulier : un lit… je crois en tout cas que c’était un lit. Il s’agissait plutôt des restes d’un sommier métallique entièrement rouillé s’incurvant profondément au milieu, à tel point qu’allongé dessus on pouvait presque toucher le sol. Pour ne pas dormir à même le grillage métallique, un grand morceau de carton faisait office de matelas. Je n’ai jamais compris cet engouement qu’ont les Huli pour des objets pourtant devenus incapables de remplir leur fonction. Parce que l’objet répond à un usage particulier il convient de l’utiliser en tant que tel, même s’il serait certainement préférable de faire sans ; en l’occurrence de dormir sur une paillasse. J’allumais une bougie pour y voir quelque chose et réussir à trouver ce dont j’avais besoin dans mon sac. Un coup d’œil circulaire me permit de voir qu’il n’y avait vraiment rien d’autre à découvrir, ou que je souhaitais découvrir dans cette pièce. Je sortis mon sac de couchage, m’installais sur ce qui fut un jour un lit et je dormis bien et profondément, certainement encore fatigué par les récents événements. Je crois en fait que ces premiers jours m’avaient vraiment épuisé, surtout à cause du stress, car pendant plus de trois semaines je dormis d’un sommeil profond et long. C’est le soleil par la fenêtre qui me réveilla le matin suivant, vers 6h30.

On pourrait s’étonner que je retienne l’heure de mon réveil ce matin-là ; il y a une raison à cela, tous les matins le soleil apparaît vers 6h30, et tous les matins pendant dix mois il m’a réveillé à cette heure précise. Je me suis habillé, j’ai refait mon sac et une pensée m’est venue : il fallait que je retraverse le pont, en descendant cette fois-ci et cette idée était loin de m’enchanter. Effectivement quelques minutes après je me suis retrouvé face à ce stupide rondin de bois, tout mouillé et donc encore plus glissant que la veille. Après avoir fait glissé mon pied dessus j’ai réalisé que je n’avais aucun espoir de trouver un appui dessus, mon poids jouant cette fois-ci contre moi.

–          Est-ce qu’il y a un autre chemin ?

–          Non, c’est le seul.

–          Je vais jamais arriver à passer.

–          Si, si, il faut descendre d’un coup, presque en courant.

–          Mouais.

Il traversa effectivement en prenant à peine appui sur la branche. N’ayant de toute façon pas le choix, je me suis élancé à sa suite et une seconde après je me suis retrouvé au fond du fossé, ma chute amortie par mon sac à dos. Je n’étais même pas énervé, je le savais, ma semelle n’avait absolument aucune chance de s’agripper sur cette surface et dès que j’ai mis un peu de poids dessus c’était fini. Je me suis relevé péniblement, couvert de boue mais heureusement sans une égratignure. Je suis sorti du trou comme j’ai pu et j’ai pris quelques minutes pour nettoyer le sac et retirer le plus gros de la boue qui collait à mon pantalon et mes chaussures. De retour au camp, Lloyd m’a laissé utiliser une douche afin que je puisse me laver et changer de vêtements avant de pouvoir téléphoner. Si j’étais très heureux de pouvoir utiliser le téléphone, j’appréhendais beaucoup la possibilité de ne parler qu’à un répondeur ; je me rassurais un peu en me disant qu’au moins ma famille aurait des nouvelles.

Malgré cela, l’idée de parler à un répondeur ne m’enchantait pas outre mesure, et quand j’ai entendu sa voix répondre après quelques sonneries, une vague de bien-être m’a envahi. Plus aucun rondin de bois ne pouvait entamer mon moral à présent, je savais que je n’avais pas disparu, j’existais toujours dans ses souvenirs. Ces quelques courtes minutes furent l’électrochoc dont j’avais besoin pour affronter quelques mois sur ces terres inconnues. J’ai raccroché, le sourire aux lèvres et je suis allé rejoindre Lloyd dans son bureau pour lui signifier que j’allais attrapper un PMV vers Komo en fin de matinée – c’est toujours plus prudent si quelqu’un sait où l’on est… même moi je n’étais pas sûr de savoir. Alors que je m’apprêtais à le remercier et à prendre congé, une personne l’interpella. Les deux hommes rentrèrent dans une courte discussion concernant des problèmes directement liés à leurs activités au sein de l’exploitation de gaz, et Lloyd en vint rapidement à parler de moi. Lloyd lui fit part de mon projet et nous présenta. Rick Loveridge était responsable de la cellule médical de la Compagnie, il avait à sa charge la santé du personnel de Hides, mais aussi toutes les personnes de la vallée envoyées par les infirmières du centre de santé de Yuni – rapidement dépassées par certains problèmes. Lloyd fît simplement les présentations : « Sébastien veut faire une étude sur les relations entre les Huli et la Compagnie, et il part pour Komo ». Ce qui devait certainement donner l’impression que l’on montre une bête curieuse dont l’esprit  a été pris d’assaut par une idée saugrenue. Mais Rick s’est tourné très sérieusement vers moi alors que Lloyd s’en allait vaquer à ses occupations.

–          Pourquoi tu veux absolument aller à Komo ?

… vient alors mon exposé de raisons aussi ridicules qu’incongrues.

–          Tu devrais aller à Kulu, là-bas l’influence de la Compagnie est plus sensible, Komo est assez loin et infesté par la Malaria. Ici la vallée est traitée par nos soins deux fois par an, donc pas de problème. Si tu veux je peux demander à Henri de t’emmener, il vit là-bas et il connaît sûrement quelqu’un chez qui tu pourras rester.

La réponse était si simple, le renseignement que je tentais vainement de glaner depuis plusieurs jours est venu sans que je n’ai à questionner qui que ce soit. En regardant sur la carte je réalisais que Komo était effectivement loin et que Kulu était idéalement placé. Kulu ne figurait pas sur mon ersatz de plan et sans l’intervention de Rick je ne l’aurais probablement pas découvert avant des semaines. Je savais où j’allais aller ! Il y a quelques jours je paniquais sur le bord d’un route, pensant que quelques jours à Maria réduisaient les chances de réalisation de mon projet… et finalement, loin des trois semaines que je m’étais octroyé, il ne m’aura fallu que quelques jours pour trouver la communauté où je m’installerai.

Cette intervention heureuse de Rick ne se serait jamais produite si ma chute au fond du fossé ne m’avait pas obligé à prendre plus de temps pour me doucher et me changer… doit-on y voir un signe quelconque ? j’ai toujours pensé que oui. Aujourd’hui je reste persuadé que c’est ce petit décalage dans le temps qui m’a orienté dans la bonne direction. Lors de mon troisième séjour, je suis brièvement allé à Komo et j’ai réalisé que ce terrain n’était absolument pas adapté aux besoins de mes recherches. J’en serais évidemment revenu, mais il m’aurait fallu beaucoup de temps pour m’en rendre compte, plusieurs semaines perdus inutilement. Une glissade au fond d’un fossé peut avoir des conséquences inattendues ; jusqu’à cette fois-là, j’aurais plutôt pensé que ces conséquences sont toujours fâcheuses ; aujourd’hui je ne saurais plus quoi penser. Ce premier contact avec Rick a ouvert la voie vers une amitié qu’aujourd’hui encore la distance n’entame pas.

Lorsque je l’ai rencontré cela faisait plus de dix ans que Rick travaillait à Hides et je l’ai toujours vu débordé de travail. Il faut dire que si les problèmes de santé des expatriés ne l’accaparent que peu, le fait que le centre médical soit aussi ouvert à la population locale crée une demande incessante. Tous les jours des personnes, hommes, femmes ou enfants se présentent à la grille si les infirmières du centre de santé de Yuni ont estimé qu’elles ne pouvaient rien faire pour elles… ce qui est fréquent. C’est finalement durant ses consultations qu’il est le plus au calme, sinon il ne fait que courir d’un bout à l’autre du campement, réglant des problèmes de logistique qui lui incombent dans cette petite structure. De temps à autre je lui rendais visite et j’ai pris l’habitude de l’aider un peu, apprenant ainsi certains gestes qui se sont avérés fort utiles par la suite. A l’origine Rick était infirmier dans un service de réanimation d’un grand hôpital australien et ses années de pratique lui ont permis d’acquérir des compétences chirurgicales indispensables dans un endroit comme Nogoli. De nombreuses personnes de la vallée lui doivent la vie, sauvées de blessures qui auraient dû les tuer dans un tel environnement.

Les rixes sont fréquentes chez les Huli, mais il est rare qu’ils se battent à mains nues, empoignant généralement ce qu’ils ont directement à porté de main comme une hache, une machette ou même un morceau de bois. Les coups portés sont souvent violents et font d’importants dégâts. Rick est là pour les rafistoler pour qu’ils puissent, si besoin est, être transférés par hélicoptère jusqu’à l’hôpital de la mine de Porgera. Même sans ces incidents, la vie des Huli est dure et laisse souvent place à des accidents en tout genre. Sur mes lieux de vie, il ne se passait jamais une semaine sans que quelqu’un ne vienne me voir pour de grosses coupures qu’ils s’étaient faites avec leur machette en nettoyant un jardin. Alors je suis progressivement devenu apprenti infirmier en même temps qu’apprenti ethnologue. Ce ne fut pas toujours facile, mais la vue du sang ne me posant pas de problème particulier et mes jobs d’été comme brancardier à l’hôpital de St Germain-en-Laye m’ayant habitué à voir des problèmes plus graves, je me débrouillais avec ce que j’avais. Il faut dire que pour chacune de mes périodes de terrain j’emportais près de deux kilos de matériel médical et médicaments. Ce kit médical était fort bien constitué et très complet comme me l’avait confirmé, impressionné, Rick lorsqu’il l’avait examiné. La seule chose que je n’avais pas – et qui aurait pourtant été utile dans quelques cas – est de l’anesthésique. Je ne disposais en réalité que d’une crème légèrement anesthésiante, n’ayant qu’une efficacité limitée. Deux fois j’ai été amené à recoudre une blessure et il fallait de l’aide pour bien tenir la personne. Mes talents de couturière n’étant pas extraordinaires, je me contentais en réalité d’utiliser des sutures automatiques, une sorte d’agrafeuse très simple d’utilisation qui m’évita d’avoir à apprendre comment manier le fil et l’aiguille. Malgré cette relative expérience et la volonté que j’avais d’aider les personnes avec qui je vivais, j’ai parfois eu à faire face à des problèmes difficiles. Dans ces vallées fermées et souvent difficiles d’accès, il est parfois délicat d’envoyer une personne blessée jusqu’à un centre de santé. Je me souviens du jour où un père amena son petit garçon pour que je le soigne. Le gamin avait sauté de la première branche d’un arbre pour malencontreusement atterrir sur le tranchant de sa machette posée au sol. La blessure était profonde et nécessitait des soins rapides. Heureusement, le plus souvent les gens viennent me voir avec de petits maux, quelque chose que je peux soulager avec du paracétamol, un peu de désinfectant… quelque chose de facile et qui reste dans le champ de mes capacités médicales limitées. Mais là… j’ai regardé la blessure… sans être un spécialiste je savais que ce n’était pas beau et trop profond pour que le problème puisse se régler sans intervention. Je n’avais pas le choix, la profondeur et la longueur de la plaie étaient telles qu’il fallait la recoudre. J’ai eu beaucoup de mal à me résigner à le faire, la simple idée de devoir infliger une telle douleur sur la plante d’un pied m’était insoutenable. En voyant les traits du garçon déjà déformés par la douleur, je me suis résigné en me disant que le cuir de ses pieds n’avait pas la sensibilité de la fine peau des miens. J’ai chassé ces considérations de mon esprit et je me suis concentré sur le pied du jeune maladroit. L’accident datait déjà de la veille et le sang ne coulait presque plus, laissant entrevoir une fente béante que j’ai pris beaucoup de soin à nettoyer et désinfecter. Durant toute la durée des soins, trois hommes tenaient fermement le garçon qui ne laissa pas échapper un cri, pas même un son, les yeux plissés et les dents serrées… un véritable héritier des grands guerriers Huli !

Le stoïcisme de ces personnes force le respect et l’admiration… surtout lorsque l’on sait comment je peux râler quand mes pieds sont endoloris par de simples ampoules !

Lorsque j’accompagnais Rick la première fois pour aller voir quelques personnes vivant dans le secteur de Kulu, j’étais à mille lieux d’imaginer ce genre de situation… et pourtant. Les événements s’enchaînent et l’on y fait face comme il se doit. Alors que je rencontrais ces personnes, mes inquiétudes se portaient sur des considérations beaucoup plus matérielles. Rick demanda leur avis quant à un endroit où je pourrais loger et tous semblèrent préconiser la même personne : Hega et ses fils. Ce problème paraissait réglé, d’autant plus que Rick a ajouté discrètement :

–          C’est une maison avec un toit en tôle, bien mieux que celles en chaume, tu pourras réussir à travailler dans celle-ci.

Je m’étais rendu compte lors des quelques jours passés à Maria, et même la veille au soir, que ces maisons nécessitent que l’on fasse constamment du feu afin d’assurer l’étanchéité du toit. C’est la graisse de la fumée qui se dépose dans la paille du toit qui permet son imperméabilité. Le toit étant relativement bas, les personnes dans la maison ont la tête dans la fumée des heures durant, les yeux pleurant et les poumons tellement enfumés que beaucoup de personnes âgées finissent par devenir gravement asthmatiques. Dormir dans ces maisons condamne ses habitants à être réveillés plusieurs fois au cours de la nuit, déjà pour raviver le feu et lutter contre le froid, mais aussi à cause de la fumée qui irrite les sinus. Les inconvénients de cette fumée sont nombreux pour quelqu’un cherchant à travailler, lire et écrire des heures durant. Pour avoir eu à le faire parfois, c’est possible grâce à une bonne organisation, mais le toit de tôle facilite grandement la vie ou en tout cas la rend plus agréable.

Puis Rick a soulevé un autre problème important :

–          Tu as des réserves de nourriture suffisamment importantes ?

–          Pour quelques jours seulement, je comptais retourner à Tari dès que j’aurais trouvé un endroit où poser mes sacs.

–          Si tu veux, il y a un hélicoptère qui part pour Tari dans une heure, tu peux le prendre et revenir cet après-midi avec l’une des voitures de la Compagnie, je les préviendrai.

Qu’est ce que je pouvais dire ? Un tour en hélicoptère. J’aurais été ravi si cela avait été une simple voiture, alors un hélicoptère… pouvoir voir la région du ciel, quel bonheur. Je m’étais donc déchargé de mes sacs dans la clinique pour rester discuter un peu avec Rick en attendant très impatiemment le moment du départ. Rick fut la seule personne capable de me donner des renseignements concrets et utiles sur la région et les populations, il faut dire qu’à l’instar des anciens Kiaps il avait arpenté les vallées alentour pour faire de la médecine de bush. Il pensait qu’il s’agissait du meilleur moyen pour se familiariser avec les Huli et de connaître les gens de la vallée. Je ne doute pas une seconde qu’il avait entièrement raison. Les Kiaps sont les officiers de patrouilles qui sillonnaient la région du temps où la Papouasie appartenait à l’Australie. Aujourd’hui certains n’ont toujours pas quitté la région, travaillant pour des compagnies nationales ou internationales comme consultants. Rick était une mine d’informations. Il est de ces personnes qui ont un bon sens inné et qui ont une vision pragmatique et objective des événements et des relations humaines, ce qui est d’autant plus remarquable que c’est loin d’être le cas en ce qui concerne le reste du personnel de l’exploitation. Il me fit un récit rapide de l’histoire de la vallée depuis l’installation de l’exploitation de gaz au début des années 90. il faut arriver à imaginer que tout ce qu’il y a dans le campement, mais aussi toutes les infrastructures de l’usine de transformation, tout a été acheminé par camion ou par hélicoptère. Il existe effectivement des hélicoptères capables de transporter des charges considérables. Le premier problème de logistique réside dans le fait que Tari n’est pas reliée à la capitale à cause des montagnes formant une barrière naturelle infranchissable. Malgré cela, tout a été relativement vite, les gigantesques ressources de gaz devaient être la promesse d’une exploitation lucrative et les projets ne manquaient pas. Dans les premières années, l’arrivée de la compagnie, British Petroleum à l’époque, a entraîné de grands bouleversements dans la vallée. Les marécages dans les terres basses durent être asséchés pour permettre l’implantation de l’usine et du campement, mais aussi d’un ensemble d’infrastructures destinées à améliorer les conditions de vie des communautés alentour : centre de santé, école, station de police, quelques magasins et toutes les habitations pour loger ce personnel local… le village de Yuni était né. Yuni ne ressemble en rien aux hameaux que l’on retrouve dispersés dans la vallée, simplement parce qu’il s’agit d’un village tel qu’on l’imagine normalement. Les Huli se regroupent normalement en hameaux appartenant à une communauté ; chaque communauté, à l’instar de Kulu, rassemblant les membres de différents clans. Yuni garde un air de « ville nouvelle », sans rien de commun avec Kulu dont les habitations semblent se fondre dans la nature. Les seules choses qui comme Yuni ne s’intègrent pas dans la forêt sont les routes et les jardins ; les unes construites par la compagnie et les autres par les habitants. Ce que j’avais pu apercevoir du haut du col, traversé par la route venant de Tari, augurait d’un spectacle fantastique et si intéressante que fut la conversation avec Rick je commençais à mourir d’excitation ! Je n’eu pas longtemps à attendre, le pilote est venu nous chercher pour participer aux procédures de sécurité réglementaires.

Tout devait être pesé, même les passagers pour assurer une parfaite répartition des poids dans l’appareil. Puis vinrent les recommandations d’usage avec une présentation de tous les éléments ayant trait à la sécurité, notamment en cas de crash… rarissimes dans la région paraît-il. Cette formalité accomplie on m’a installé à côté du pilote et quelques minutes après les pales commencèrent à tourner. Quelle sensation extraordinaire, c’est totalement différent de  l’avion et bien plus excitant. Les montagnes défilaient, John le pilote attira mon attention sur les méandres tumultueux de la rivière Tagari et m’expliqua qu’un peu plus en amont se trouvaient d’impressionnantes chutes d’eau. Quelques minutes après, suivant toujours le cours de la rivière, l’hélicoptère s’engouffra dans une sorte de canyon qui déboucha soudain sur un cirque gigantesque dans lequel se précipitaient des tonnes d’eau en furie. La vision était écrasante, l’eau semblait avoir arraché un pan de la montagne et creusé ce gigantesque puit dans lequel l’appareil pouvait circuler. Je comprenais mieux pourquoi les expéditions de rafting n’avaient jamais pu être montées sur cette rivière ; ces chutes d’eau, en plus de tourbillons et d’étroits goulets où l’eau semblait capable de broyer n’importe quelle embarcation qui s’y risquerait, devait présenter de trop grands dangers dans ces zones reculées.

Il est effectivement difficile de se baigner dans la Tagari, la force du courant, les puissants remous et tourbillons la rendent trop dangereuse, mais dans Hanimu, qui se jette dans Tagari, c’est possible et même recommandé tant la fraîcheur de ses eaux pures est agréable les jours de forte chaleur.

Les hauts plateaux s’étalaient maintenant sous mes pieds, troués de jardins et de quelques hameaux, une verte immensité immaculée toujours ornée de ces imposants conifères préhistoriques. Après le détour pour voir les chutes d’eau, il n’aura fallu que peu de temps pour voir cette nature vierge céder la place à la relative civilisation de Tari, ses bâtiments de tôle et ses tribulations. Je descendis à contrecœur de l’hélicoptère après ce voyage trop court tant il était impressionnant, et je me suis dirigé vers la sortie de l’aéroport pour aller dépenser une partie de mon budget que l’absence de banque a rendu particulièrement limité. Pour cette première fois, mon budget n’était toutefois pas trop serré si on le compare à ceux des deux autres périodes de terrain. Les deux fois suivantes, j’avais calculé un budget tellement serré qu’il était impossible à respecter et j’ai dû finir sans un sous à manger quelques légumes bouillis chaque jour pendant deux ou trois semaines avant de pouvoir repartir. Cette fois-ci, le voyage ne faisait que commencer et je pouvais acheter ce dont j’avais besoin sans me soucier d’un éventuel risque de famine quelques mois après. Je pouvais même me permettre quelques plaisirs comme de la farine ou du sirop, mais ce sont principalement des produits simples : dix kilos de riz, des boîtes de poisson et de viande, des nouilles lyophilisées, du sucre, du sel, une grande boîte de thé « N°1 » et de l’huile végétale. Dans un autre magasin, je trouvais les autres articles dont j’avais besoin : une bonne machette, elles sont généralement importées du Brésil, parfois de Suède ou d’Angleterre, une lampe à pétrole ainsi qu’une bonne réserve de kérosène, une pelle, deux t-shirts et une autre grande machette. Je n’avais bien sûr pas l’utilité d’une deuxième machette ni de ces t-shirts, mais je comptais en faire cadeau à mes futurs hôtes pour les remercier de m’accueillir et surtout pour assurer l’instauration de bons rapports dès les premières minutes.

Tous les récits d’ethnologues montrent ceux-ci emmenant des cargaisons entières d’objets utiles ainsi que de petites choses en toc généralement fort appréciées. Mes finances ne me permettaient pas ces largesses, alors je me suis rabattu sur ce que je pouvais improviser. Dans mes sacs, outre mes affaires et mon équipement, j’avais emporté de larges réserves de tabac, des stylos et surtout, des graines. L’idée d’emporter des graines m’était venue lors de mes voyages précédents, c’est toujours quelque chose d’utile et de très apprécié, elles permettent d’améliorer durablement le quotidien avec quelques choux, haricots, maïs, tomates, oignons ou même des plantes aromatiques comme le basilic. Les Huli ne manquent pas de tabac, ils produisent de grandes quantités de feuilles qu’ils pourront fumer, mais celles-ci n’offrent qu’une fumée de basse qualité au goût âpre et fort d’où toute subtilité est absente. Alors les doses de tabac à rouler Drum que je distribuais parcimonieusement étaient particulièrement appréciées. Je me suis souvent servi de ces menus objets pour rétribuer un service rendu ou pour le temps qu’un informateur m’avait consacré pour m’aider dans mon travail. Et même si leur paye partait presque aussitôt en fumée, je n’ai jamais manqué de traducteurs ni d’informateurs.

J’étais donc prêt à passer quelques semaines à Kulu sans risquer de mourir de faim. Je me chargeais des quelques cartons contenant mes achats et je suis parti attendre la voiture à l’endroit indiqué. Celle-ci passa me prendre en début d’après-midi et nous retournâmes vers Nogoli. La présence d’un garde armé dans le véhicule effaçait en moi toute inquiétude d’une attaque par les « raskols » – les bandits –, sécurité toute relative malgré tout même si ceux-ci n’auraient rien à gagner dans une attaque contre ces véhicules. Je gardais un œil inquiet sur le canon du M16 du garde souriant qui paraissait ne pas se soucier de la direction dans laquelle il le pointait, et même si je ne voyais pas de chargeur enclenché, mes connaissances en armement militaire ne me permettaient pas de savoir si cela garantissait qu’il ne restait pas une balle engagée. Je ne savais pas si cela tenait au fait de voyager sereinement ou confortablement, mais je n’ai pas vu passer le temps et après un peu plus d’une heure, je voyais la vallée de Nogoli apparaître entre les montagnes. Une fois revenu au camp, j’ai ramassé mes affaires et je suis rapidement reparti avec Henri pour aller vers Kulu. Effectivement, les hameaux se trouvaient directement dans la sphère d’influence de la Compagnie, à moins de dix kilomètres du campement. On ne peut pas parler de village dans le territoire Huli, ce groupe ethnique est divisé en unités claniques, eux-mêmes parfois divisés en sub-clans et les familles se répartissent sur le territoire sans rechercher l’agrégation. Beaucoup de maisons sont isolées, mais dans la plupart des cas, un regroupement de quelques maisons des personnes d’une même famille viennent former un hameau autour d’une petite place centrale. Les 90.000 Huli se répartissent en 350 clans. Pour ma part, j’ai toujours résidé au sein du clan Pina et du sub-clan Kiba.

Pina était un homme qui vivait il y a de nombreuses générations et Kiba était naturellement l’un de ses fils. L’origine de la généalogie des clans Huli est toujours sensiblement la même : un être surnaturel – le soleil dans le cas des Pina – donne naissance à des esprits et le premier homme est engendré à la troisième ou quatrième génération. L’être à l’origine du clan peut aussi être un animal, comme un serpent dans certains cas, cela influençant évidemment la relation des membres du clan qu’ils ont avec les animaux de la même espèce présents dans leur environnement. La connaissance de la généalogie est essentielle pour un Huli car l’appartenance à la terre se fait en fonction de cette répartition clanique, elle se transmet patrilinéairement. Les héraldistes ont des connaissance impressionnantes : les personnes âgées connaissent précisément la généalogie de leur clan jusqu’à quinze voire vingt générations, 500 ou 600 ans en arrière. D’une manière générale, les héraldistes connaissent les noms des hommes et de leurs enfants. Même les plus sages ne se rappellent que de peu de noms de femmes, les plus importantes seulement. Les Huli pratiquant l’exogamie, les femmes viennent rarement de la même vallée et n’appartiennent au clan qu’une partie de leur vie et par alliance. Toutefois, si les noms sont omis, les clans d’origine des femmes sont généralement connus ; cela revêtant une importance sociale évidente – les mariages favorisant les alliances et les amitiés entre clans. La connaissance de la généalogie permet de comprendre l’histoire d’un clan, ses scissions, ses conflits internes ou externes, les héraldistes ne tarissent jamais d’anecdotes ou d’histoires servies avec force détails. J’ai donc passé de longues soirées à essayer d’assembler cet immense puzzle, pour découvrir les Pina et leur passé dont aujourd’hui encore on sent l’influence dans les grands événements sociaux. Il est donc important de revenir à l’origine pour comprendre l’organisation du clan. Pina a eu cinq fils et une fille, et malgré le caractère normalement purement patrilinéaire de ces généalogies, les descendants de cette fille sont toujours considérés comme étant Pina bien qu’ils ne jouissent pas du même statut que les autres. Il y a donc cinq sub-clans : Kiba, Kibu, Haitene, Dole et Pidale. Les Pidale, à la suite d’un conflit fratricide qui les opposât aux autres sub-clans, il y a de cela plusieurs générations, partirent s’installer sur de nouvelles terres près de Tangi. J’ai entendu dire que de timides tentatives de réconciliations avaient été récemment entreprises.

Hega est donc Pina, Kiba pour être parfaitement exact. Il n’est pas né à Kulu mais à Yaluba dans une vallée proche. Il n’est venu s’installer que tardivement à Kulu, en tant que pasteur de l’Eglise Wesleyan – une église américaine importante dans ce secteur puisqu’elle s’implanta très tôt dans la région. Les Pina sont originaires de la région de Fugwa, où je suis allé travailler lors de mon deuxième terrain, et ils se sont déplacés progressivement vers Yaluba puis vers Kulu. Ces terres leur appartenaient légitimement depuis très longtemps puisqu’une légende rapporte que la mère de Pina, future femme de Hubi Bitini, y avait séjourné quelques temps avant son mariage.

Hega était un excellent héraldiste. Lorsqu’il était jeune, il était un Haroli, un maître des initiations du « culte des célibataires », l’ibagiya. Il avait en charge l’initiation des jeunes hommes qui devaient apprendre l’ensemble des rituels sacrés, secrets interdits aux femmes. Durant cette initiation, ils devaient surtout apprendre à craindre la biologie des femmes, et à connaître toutes les règles vitales pour s’en prévenir – je me permettrai de reporter l’explication de ce principe pour plus tard. Depuis qu’il s’est converti et qu’il a pris sa nouvelle fonction de pasteur, l’amnésie d’Hega rend impossible toute tentative d’investigation, il recevait chacune de mes tentatives de questionnement par un « je ne me rappelle plus » et un petit sourire poli. J’étais condamné à contempler ce savoir rendu inaccessible par un refus de parler de ce qu’il considère aujourd’hui comme mal ou même parfois satanique. Je n’ai jamais vraiment insisté avec Hega comme j’ai pu le faire avec d’autres, il était mon père adoptif et je me suis résigné à accepter sa volonté de ne pas replonger dans ce passé. Quelques fois seulement il m’a livré des impressions ou des réflexions, et il exprima une fois le regret que ces ibagiya anda (maisons des initiations) aient disparues parce qu’aujourd’hui les jeunes grandissaient sans être encadrés par de fortes règles sociales pourtant essentielles. Certaines ethnies, notamment les Baruya décrits par Maurice Godelier dans son ouvrage « La production des Grands Hommes » pratiquent toujours les rites d’initiation des jeunes hommes, perpétuant les structures sociales, même si celles-ci ont énormément changé en comparaison de ce qu’elles étaient. D’après les témoignages de divers anthropologues, la dernière des ibagiya anda aurait disparu dans les années 70 sous la pression zélée des missionnaires qui n’ont jamais hésité à manipuler les peurs des gens, notamment en associant Satan à toutes ces pratiques.

A bord du vieux Land Cruiser qui remontait la piste vers Kulu, j’aperçu la croix colorée de l’église catholique et je tentais de me remémorer toutes ces petites choses que j’avais pu lire dans des ouvrages spécialisés traitant de la société Huli concernant l’évangélisation et la disparition progressive des traits culturels… j’allais bientôt pouvoir mesurer l’étendue de cette réalité.

Henri stoppa la voiture au détour d’un virage, m’arrachant à ma rêverie. Il baissa sa vitre et sembla appeler quelqu’un :

–          Hengepe ! Hengepe !

–          Nahe !

–          Oh Potabe, Hengepe agoha kabe ?

–          Lo manda nabi !

–          Ibu, ibu !

N’importe qui peut imaginer ma frustration, depuis que le tour de Babylone est tombée il est très difficile de se trouver avec des gens que l’on ne peut pas comprendre ; les situations vous échappent et l’on ne comprend que partiellement la trame des événements. Ce principe est ici largement accentué par le fait que non seulement la langue est différente, mais aussi chaque aspect de la culture, du mode de vie et de pensée. Il n’y a plus aucun repère fiable qui aurait pu me permettre de me sentir moins perdu. Sur le moment, je ne pouvais que me reposer sur Henri, j’étais contraint de m’en remettre totalement à un inconnu. Heureusement cette sensation et ce problème disparaissent rapidement à mesure que l’on apprend à connaître les gens, mais pour l’heure la seule chose que je pouvais déchiffrer était un mouvement de tête signifiant une négation… j’avais au moins une piste. On se sent comme à l’opéra sans les sous-titres, seules les têtes des acteurs permettent de se faire une idée de ce qui se passe. Ici je pouvais imaginer qu’un certain Hengepe – s’il s’agissait bien d’un prénom – n’était visiblement pas là, mais cela n’avait pas l’air de représenter un trop gros problème. Un jeune garçon se dressa alors sur le haut d’une palissade et Henri sortit de la voiture pour lui parler. Potabe écouta et acquiesca avec un grand sourire, apparemment ravi par ce qu’Henri lui racontait. Enfin Henri m’expliqua rapidement que ce jeune garçon est l’un des fils d’Hega – il a onze enfants – et que je pouvais rester chez eux dans la maison réservée aux garçons. Potabe, très excité, avait déjà attrapé l’un de mes sacs pendant que je prenais congé d’Henri en le remerciant pour son aide. Je me suis moi-même chargé du reste de mes affaire et j’ai fait face à un nouveau pont ! Mon expérience du matin m’ayant échaudé, j’ai fait comprendre à Potabe que j’avais besoin d’aide, d’un pont plus large.  Je n’eu pour réponse que deux phrases en Huli auxquelles je ne pouvais qu’acquiescer et il disparut en courant. Quelques minutes après il est réapparu avec une très large planche. Ravi, j’ai pu traverser tranquillement et voir enfin la maison. Simplement construite en planche et avec son toit en tôle ondulée, elle était malgré tout assez grande, surélevée sur des pilotis. A l’intérieur, une très grande pièce et trois petites chambres. Potabe m’expliqua qu’une était la chambre d’Hengepe, l’autre la sienne et celle de Wandipe. J’étais rassuré, le langage des signes fonctionne avec les Huli et permet une communication rudimentaire, car évidemment Potabe ne parle que quelques mots de Pidgin. La troisième chambre appartenait à un oncle absent – en fait je ne compris que plus tard qu’il était décédé – et c’est celle que j’utiliserai. la porte se fermait par une grosse chaîne et Potabe m’a demandé si j’avais un cadenas, j’acquiesçais et il me sourit d’un air satisfait.

En effet, il convient d’être prudent, car si les gens ici ne volent pas, ils n’hésitent pas à se servir de ce dont ils ont besoin et que l’on a laissé à leur portée sans vraiment demander s’ils peuvent. Je n’essaye pas d’être sarcastique, ce principe ne s’apparente pas à la notion de vol, la finalité en est différente. Dans le cas du voleur, la personne commet un geste qu’elle sait répréhensible, alors que dans l’autre situation, elle ne voit qu’un objet laissé par l’un de ses frères et qu’elle peut utiliser puisqu’il lui appartient aussi… d’un certain point de vue. De ce fait, les vêtements passent d’une personne à l’autre sans que l’on ait l’impression qu’ils appartiennent à quelqu’un en particulier. Ce principe a pourtant quelques inconvénients qui n’ont pas manqué de m’agacer ; quand le soir il me prenait l’envie de cuire le dîner, il fallait d’abord que je sache où était la casserole, ou plutôt chez qui était la casserole. Malgré cela, et bien qu’il soit évident que le vol existe aussi, je préfère penser qu’il ne s’agissait pas de la raison principale expliquant la disparition de certaines de mes affaires. Donc, je fermais à clef, et d’ailleurs, ils faisaient de même avec la maison. Nous sommes très loin de la représentation idéale de ces villages où toutes les portes sont ouvertes et les jardins sans grillages. Ici les palissades sont parfois formées d’un mur très esthétique fait de planches taillées en pointes avec une porte pouvant se fermer de l’intérieur et les gros cadenas sont de mise pour presque toutes les habitations. Donc pas de gêne à garder ma propre porte fermée en mon absence, cela ne serait pas pris comme un manque de confiance envers les personnes qui me logaient.

Dans les heures qui suivirent, je rencontrais Hengepe et Wandipe, puis enfin Hega. Potabe est le cadet des trois frères et Hengepe l’aîné. Hega a onze enfants. Habe, un autre fils, juste un peu moins âgé que Wandipe que je ne verrai que peu lors de ce premier séjour, vivant ailleurs. Je ne verrai qu’occasionnellement les filles de Hega car elles ne descendaient que rarement du flanc de la montagne sur laquelle la terre de leur père s’étend, seulement pour aller s’approvisionner dans leurs autres jardins autour de Kulu et notamment ceux le long de la rivière Hanimu.

La maison était posée sur une petite terrasse aménagée sur une forte pente à un peu plus de 1400m d’altitude. La vue était superbe, La montagne Ilu nous faisait face avec ses pentes presque verticales et toute la vallée semblait s’ouvrir devant la maison. Tous les matins, les levers de soleil sur la crête d’Ilu offraient un spectacle dont je ne pouvais me lasser, la maison surplombant le brouillard qui tapissait le fond de la vallée. Les premiers rayons se réfléchissaient dans les gouttes d’eau déposées par la rosée sur les feuilles des bananiers. Puis à mesure que le soleil venait réchauffer l’air, le brouillard se dissipait doucement laissant deviner l’immense trouée dans la forêt marquant l’emplacement du lac Pureni au milieu du marécage.

S’il y a une chose qui n’a jamais manqué ici, et qui existe même en abondance, c’est l’eau. Il y a en moyenne 2500mm de pluie par an dans la région de Kulu – ce chiffre est nettement plus important dans le cas de Fugwa et plus encore pour Levani – toute cette eau assure d’abondantes cultures et le maintien des nombreuses zones marécageuses. Par exemple Fugwa, qui est le nom de la région dans laquelle j’ai travaillé en 2003, est un terme Huli qui veut dire marais, ce qui traduit bien l’importance de ces zones humides.

Potabe était un garçon d’une dizaine d’années, un peu gringalet toujours avec un grand sourire qui laissait apparaître le manque d’ordre de ses dents de devant. Quand je l’ai revu quelques année après lors d’un rapide voyage à Kulu, c’est à peine si je l’avais reconnu, il m’avait fallu quelques minutes pour m’habituer à ce changement. Aujourd’hui, c’est un adolescent un peu plus grand et déjà musclé par le maniement de la hache et de la machette, il arborait pourtant toujours un sourire désordonné maintenant tâché par le Buai. Wandipe avait environ vingt ans à cette époque, très intelligent avec le visage toujours plein d’expression, il avait une stature musculeuse que son statut d’écolier ne lui a pas empêché d’acquérir grâce à son assiduité aux travaux traditionnellement échus aux hommes : essartage des jardins, construction des maisons, des palissades, des fosses et des drains, collecte du bois pour le feu, ces quarts de troncs que l’on porte sur une épaule sur de longues distances et sur des terrains souvent accidentés. Je connais d’expérience la difficulté de cet exercice, je m’y suis souvent détruit les épaules. Hengepe est plus âgé, je pense qu’il devait avoir approximativement mon âge. C’est l’archétype parfait du gros dur, celui qui regarde tout le monde avec des yeux sombres et inquiétants, l’idée que l’on se fait d’un caractère de guerrier Huli. Même s’il souriait parfois, il gardait toujours cet air renfrogné, presque patibulaire. J’avoue moi-même avoir longtemps gardé des réserves et même une certaine prudence à son égard, mais je gardais résolument mes distances les soirs de trop fortes libations. Ce n’était pas un mauvais bougre, mais il se devait d’être dur, n’ayant jamais eu accès à l’école – certainement déjà trop âgé lorsque celle-ci s’est implantée à Yuni – il a très tôt commencé à effectuer des travaux de dur labeur et dès le début il a participé aux travaux pour l’implantation de la Compagnie : défrichage de larges zones de forêt, ouverture des routes, aménagement des flancs de la montagne pour permettre le passage du gazoduc, etc. De ce fait, il a rapidement acquis une autonomie financière et même un certain confort social. Aujourd’hui il est engagé dans une compagnie locale sous-traitant pour Hides toutes les constructions et entretien des maisons dans les vallées alentour. Ce confort social lui permit de marier trois femmes avec lesquelles les disputes sont régulières et parfois violentes. Comme beaucoup d’hommes Huli, Hengepe n’est pas tendre avec ses épouses et il est déjà arrivé que, lui ayant manqué de respect, l’une d’elle se retrouve à l’hôpital le crâne entaillé par un violent coup de bâton. Il est toutefois important de ne pas rester sur cette image trop négative et heureusement relativement exceptionnelle, je me permettrai de revenir longuement sur les relations entre les hommes et les femmes dans les communautés Huli, ces rapports sont d’une complexité qui va bien au-delà d’un simple rapport de force.

Je pénétrais dans la petite chambre qui devait être la mienne pour les prochains mois. Il y avait un grand lit de planches placé comme une étagère à un mètre du sol, presque à hauteur de la fenêtre. J’ai posé mes sacs et sous les yeux très intéressés de Potabe, j’ai commencé à déballer leurs contenus. Le lit était assez large pour que je puisse m’en servir d’étagère, ce qui permettait d’ailleurs de maintenir les denrées périssables à distance des rats, inévitables colocataires des maisons. Ceux-ci ont développé des aptitudes impressionnantes à l’escalade, capables de grimper les murs faits de bambous entrelacés pour atteindre les toits sous lesquels ils vivent – pour redescendre ils se laissent simplement tomber, ils n’ont pas encore totalement réglé ce problème. Ils n’ont jamais représenté de gêne particulière à part quand ils me réveillaient en pleine nuit par les cris stridents poussés lors de leurs fréquents affrontements.

Le confort de mon lit était relativement bien assuré par un matelas auto-gonflable d’environ un centimètre et demi d’épaisseur posé sur une couverture et mon sac de couchage léger mais bien chaud. Je savais que le tout me permettrait d’avoir des nuits correctes et c’est tout ce qui m’importait. Malgré tout, pour mon deuxième terrain, je tentais une amélioration significative en achetant, pour une somme très raisonnable, un matelas de presque quatre centimètres d’épaisseur. Mon dos avait quand même un peu souffert du précédent trop petit qui, s’il est idéal en camping, n’est pas recommandé pour des périodes aussi longues. Une amélioration certaine effectivement si le matelas était resté gonflé ! J’ai été forcé de dormir trois mois sur des planches et là, j’ai vraiment souffert. Je jurais donc, mais un peu tard, que l’on ne m’y reprendrait pas, et pour la troisième fois, le matelas fut épais et en mousse. Mais alors que je contemplais ce qui sera mon premier couchage en Papouasie, j’étais content, très satisfait même. Je me disais en moi-même que j’avais réussi à faire la partie la plus difficile de mon projet : trouver l’endroit adéquat. Au début, je m’étais donné trois semaines pour trouver et après une semaine je contemplais fièrement mon installation. Je ne peux pas dire que le résultat dépassait mes espérances, car en réalité j’aurais été bien en peine d’espérer ou même d’imaginer quoi que ce soit. Mais je regardais autour de moi et c’était parfait, je ne voyais pas comment cela aurait pu être mieux. J’allais me sentir chez moi, les habitudes s’installeraient, c’est toujours ce qu’il y a de plus long à déballer d’un sac, mais une fois qu’elles sont en place, un lit de planches devient une couche douillette que l’on a plaisir à retrouver le soir. Je n’avais pas de doute que cela viendrait rapidement. Pour l’instant, il était essentiel que je trouve un moyen, sans vexer personne de leur demander de retirer l’oiseau mort pendu au dessus de mon lit et servant visiblement de décoration… après tout, chacun ses goûts.

LA VIE ET LE TRAVAIL SUR LE  TERRAIN À KULU

Je me suis rapidement installé dans une routine quotidienne, déjà régulée par des cycles naturels. Je me levais quand le jour me réveillait et j’allais me coucher lorsque je ne voyais plus suffisamment pour faire quoi que ce soit dehors. Le soir, je m’allongeais, j’allumais ma lampe et je lisais ou retravaillais mes notes pendant quelques heures avant de m’endormir aux sons de la forêt.  Les nuits sont très paisibles dans ces montagnes, rien à voir avec celles que j’ai connu en Equateur où les animaux paraissaient toujours hurler, chacun essayant de couvrir les autres par ses cris, non, ici c’était même très agréable. Et même si les nuits étaient fraîches, je n’ai eu que très rarement besoin de fermer mon sac de couchage, m’en servant simplement comme d’une couverture. Je m’installais tous les soirs après avoir souhaité une bonne nuit à mes colocataires, et je pouvais m’endormir paisiblement, souvent fatigué par les longues journées dans la montagne. Les sons paraissaient tous s’accorder à ne pas être agressifs ni trop forts : les grenouilles chantaient de manière continue une mélopée lancinante, presque hypnotique, sans jamais s’offusquer des interruptions par le cri d’un oiseau de nuit lointain. Le plus grand de mes plaisir fut certainement d’avoir pu dormir avec la tête près de la fenêtre, le visage toujours rafraîchit par une brise légère. Par nuits claires, je pouvais essayer de suivre le faible mouvement des arbres alentours ; ou, comme cela arrivait parfois, les déchaînements de la nature lors des fortes pluies.

Mes ressources en eau étaient assurées, le toit en tôle permettait de récupérer l’eau de pluie dans un grand bidon d’une centaine de litres. Je n’aurais pas été obligé de filtrer cette eau si le bidon était propre, mais je m’en accommodais parfaitement, c’est une routine à laquelle je me suis plié très rapidement. De temps en temps, je filtrais quelques litres dans un bidon propre, suffisamment pour une consommation de deux ou trois jours. Ce container n’était pas ma seule possibilité d’approvisionnement en eau, de nombreuses sources entouraient Kulu, et les Huli ont une connaissance précise de celles qui sont propres à la consommation humaine ou pas.

De beaucoup diront que cette connaissance est purement empirique, mais en réalité elle se base sur un principe simple : toutes les sources viennent de la montagne, filtrées dans des sols purs avant d’atteindre les zones habitées, il suffit juste de ne pas boire celles dans lesquelles les cochons urinent. Beaucoup pourraient penser que c’est impossible à savoir ? Et pourtant, les aménagements des espaces de vie concernent aussi les cochons qui se voient interdire l’accès à de nombreuses zones et restent cantonnés dans certaines autres. Le but n’est évidemment pas de les empêcher d’aller uriner dans les sources, mais seulement d’éviter qu’ils n’aillent ravager les jardins des familles.

Ainsi, j’ai rapidement appris où se trouvait l’eau potable autour de Kulu, m’évitant ainsi d’avoir à porter une gourde d’eau dans mon petit sac. En ce qui concernait l’eau pour se laver, c’était évidemment moins important. Je m’en suis rendu compte un jour en voyant quelques cochons fouissant joyeusement dans la boue quelques dizaines de mètres en amont de la source que j’utilisais pour ma douche. Celle-ci se trouvait juste en bas du terrain sur lequel était implantée la maison. L’accès était relativement facile si je le compare à ma douche à Fugwa où il fallait beaucoup d’adresse pour ne pas tomber dans la boue et être contraint de retourner me laver. Dans ces deux cas, la douche était une petite source d’eau claire – ou en tout cas qui paraissait propre à l’œil nu – canalisée dans un demi-tronc ou la large feuille rigide d’un palmier. Elle était très froide, mais sa pureté était un vrai délice. Kulu est à 1400m d’altitude et les sources viennent parfois de très haut, certaines commencent à 2800m, ce qui explique leur température. Je me souviens d’une source à 2600m, sur les hauteurs de Fugwa, elle était tellement froide que j’avais même du mal à la boire. Une fois descendue – pas beaucoup plus bas, Fugwa est à 1900m – elle restait encore très froide, mais permettait malgré tout de prendre une douche en se lavant morceau par morceau. Lors de mon dernier séjour à Kulu, j’allais directement me baigner dans Hanimu, légèrement moins froide, probablement que ses rapides et le fait qu’elle soit « chauffée » par le soleil sur plusieurs kilomètres permettaient cela.

La nourriture n’était pas un problème non plus ; elle était abondante. Les jardins des familles produisaient de grandes quantités permettant une autosuffisance alimentaire. Malgré cette abondance apparente, les Huli ont connu la famine, et celle-ci reste une menace régulière. La raison en est simple, la plus grande part de leur régime alimentaire est constitué par la patate douce. Ce tubercule fut introduit par des marins portugais il y a environ quatre siècles de cela. Le fait que son exploitation soit relativement facile, se plantant n’importe quand et se récoltant en fonction des besoins et non d’une période précise, évite les problèmes de stockage et de planification des récoltes et de leur consommation. Cet avantage majeur permit d’ailleurs une forte explosion démographique, les familles purent dès lors sustenter un plus grand nombre d’enfants. La patate douce peut rester de très longues périodes en terre après maturation, mais le gel, les inondations ou les sécheresses peuvent détruire rapidement les tubercules encore en terre. Ces catastrophes climatiques sont régulières et de très nombreuses histoires contées par les vieux rapportent des cas de famines sévères où les gens n’avaient même plus la force de se déplacer. En 1997 lorsque El Nino frappa la région, la sécheresse fut telle que Poto – un sympathique vieillard que j’ai connu quelques jours après mon arrivée à Kulu – m’a dit qu’il avait réussi à faire des jardins dans les terres du marais. Encore aujourd’hui le paysage porte les stigmates de cette catastrophe, des centaines d’arbres sont littéralement séchés sur pied ; morts depuis des années certains finissent par s’effondrer et sont utilisés dans les foyers des maisons. Lorsque l’on regarde le flanc de la montagne Ilu de loin, on voit des centaines de petits traits blancs, les troncs desséchés des arbres qui avaient difficilement pris racines sur ces pentes très fortes. La nature paraît luxuriante dans ces régions, mais il y a toujours quelques indices comme ces arbres morts qui viennent rappeler que la nature a récemment souffert. Dans les croyances traditionnelles des Huli, le Dindi Gamu est l’ensemble des rites liés à la fertilité de la nature qui étaient pratiqués autrefois et pour lesquels de nombreux sacrifices étaient indispensables. De la fertilité de la nature dépend la survie des hommes, et tous sont conscients que cela repose sur un équilibre délicat, constamment altéré par des facteurs naturels mais aussi par les comportements humains. Ces indices présents dans le paysage sont là pour rappeler aux Huli que les sécheresses et les inondations sont toujours une réalité et que cet équilibre s’altère inexorablement, annonçant la fin d’un cycle pour la nature et pour les hommes dont la subsistance dépend entièrement des fruits des jardins.

Les jardins offrent une grande diversité. Si la patate douce représente 80% du régime alimentaire des Huli, les 20% restant sont constitués par une large variété de fruits et légumes. Les bananiers produisent profusion de petites bananes oranges au goût très différent de celui que l’on connaît chez nous, les cannes à sucres sont juteuses et les ananas délicieusement sucrés. Beaucoup d’autres plantes trouvent leur place dans ce régime alimentaire : le chou et une variété de potiron, les petits concombres, les haricots, les tamarillos – petits fruits rouges très acides appelés Damado par les Huli –, les noix de Pandanus, le marata que j’ai déjà mentionné (Pandanus marita), etc. Certains sont bien évidemment issus de graines importées, mais poussent très bien sous ce climat propice. Les jardins sont donc un étonnant foisonnement de plantes, et s’il semble y régner un désordre indescriptible, ce n’est qu’une illusion. Les patates douces poussent sur de hauts monticules de terre pour les protéger d’un excès d’eau pouvant stagner lors de fortes pluies, les femmes enfouissent simplement des feuilles prises dans un ancien jardin et en quelques mois les tubercules arrivent à maturation. Sur ces petits monticules et autour, sont plantés d’autres espèces en fonction de leurs besoins en eau. Les arbustes ou les bananiers viennent décorer les jardins, souvent déplacés depuis d’autres endroits pour être mis entre les monticules ou sur le pourtour des jardins. J’ai toujours été impressionné par les jardins d’Amos Diwi, à Tangaluma, de l’autre côté de Hanimu. C’était une énorme étendue des monticules et des rangées d’ananas d’où l’on voyait difficilement dépasser les pitpits. Sa maison, qui paraissait bien petite au milieu de cet océan de verdure, était entourée de bananiers et de bosquets de cannes à sucre. Après chacune de mes visites, il était inconcevable que je n’emporte pas quelques ananas, des concombres ou autre chose ! La qualité des légumes et des fruits d’Amos n’ayant d’égal que sa générosité à mon égard.

Pourquoi, alors que j’avais cette corne d’abondance à disposition, ai-je été acheter tant de nourriture ? Il y avait plusieurs raisons à cela. La première, c’est qu’au début, je n’avais pas idée de ce que j’aurai à disposition ni de ce qu’il convenait de faire ou ne pas faire. Mais par la suite et sachant cela parfaitement, j’ai pourtant continué à acheter de la nourriture à Tari, ce qui m’amène à exposer les autres raisons. D’abord, lorsque je mangeais du riz, plusieurs autres personnes en mangeaient aussi ; il aurait été inconcevable, pour moi qu’il en aille autrement, et cela a toujours fait extrêmement plaisir. Le riz, et a fortiori les conserves de viande ou de poisson sont rares, non pas parce qu’on ne les trouve pas mais parce qu’ils coûtent très cher dans ces vallées où l’argent ne circule presque pas – il n’y avait que quelques personnes sur toutes ces communautés qui percevaient un salaire. Ensuite, cela répondait à un besoin de ma part. Lors de ce premier séjour, j’ai mangé énormément de patates douces, presque autant qu’eux, des kilos et des kilos. Tant et si bien, qu’il m’est maintenant impossible d’en manger. Plusieurs fois il m’est même arrivé de ne pas manger de la journée, et le soir venu, retrouvant une grosse patate douce devant moi, de me sentir rassasié après deux bouchées… en réalité pas vraiment rassasié, mais incapable d’en manger plus ! Ainsi sur mes trois périodes de terrain, mon régime alimentaire normal s’est progressivement défini par élimination successive de certains aliments : d’abord la patate douce – que je mange pourtant avec plaisir ailleurs – puis les petits paquets de nouilles instantanées qui ont constitué tous mes déjeuners à Fugwa. Arrivé à mon troisième terrain, je ne mangeais plus qu’une fois par jour, le soir, un peu de riz et la moitié d’une petite boîte de poisson ou de viande. Est-ce que c’était suffisant ? Je pense que oui, j’avais souvent faim, mais j’arrivais toujours à marcher dans ces montagnes sans tomber d’inanition. Evidemment la cure d’amaigrissement était drastique, lors de ce premier séjour à Kulu, j’avais perdu 14 kilos – je dois avouer que ce n’était pas vraiment un mal. Il y avait ainsi certains aliments comme le riz dont il était impossible de se lasser. Je pense que c’est culturel et que l’on ne peut se lasser des aliments basiques ; pour nous le riz ou les pâtes, pour les Huli la patate douce. La seule chose vraiment importante étant que je trouve suffisamment d’énergie pour travailler toute la journée.

A Kulu mon travail m’aura obligé à couvrir les longues distances qui séparent les maisons pour aller interroger leurs habitants. Je ne faisais pas de travail d’ethnographie classique menant à des ouvrages d’anthropologie comme ceux de Claude Lévi-Strauss. Aujourd’hui, ce type d’approche n’a plus vraiment de réalité scientifique. Il est devenu inutile de ne travailler qu’à la description des structures d’un groupe social, comme un instantané de toutes les croyances, des habitudes, des rituels et des pratiques de la vie quotidienne. Ce travail était utile du temps de C. Lévi-Strauss ou de M. Godelier quand il y avait tout à découvrir d’une société presque vierge de tout contact extérieur, notamment avec les pays occidentaux. Aujourd’hui, ces groupes sociaux sont entrés dans une dynamique évolutive. Les choses changent et parfois très rapidement. Les structures sociales sur lesquelles reposent ces cultures évoluent en fonction du monde sur lequel elles s’ouvrent ; certaines de ces structures disparaissent, sont remplacées ou sont adaptées à un contexte plus actuel, plus adaptées à ce monde.

De mon point de vue, le travail de l’ethnologue aujourd’hui est de comprendre cette évolution, de mesurer cette dynamique afin d’être capable d’en prévoir les conséquences néfastes ou bénéfiques pour les populations. Certaines de mes théories ne font pas beaucoup d’émules au sein des Universités, non pas à cause de cette conception mais plutôt de la méthode que je préconise pour aborder l’anthropologie. J’ai toujours eu tendance à dire trop haut ce que je pense trop fort de toute façon. Il serait fastidieux et ennuyeux de rentrer ici dans le détails de mon sujet de recherche, mais ce qu’il convient de souligner, c’est que je ne travaille pas comme un ethnologue classique, à essayer de recueillir tous les mythes et toutes les histoires que mes hôtes connaissent. Déjà parce que ce travail a été fait par d’autres il y a longtemps, et parce que la plupart des Huli ne les connaissent plus, et c’est précisément cela qui m’intéressait. Donc, je ne travaillais, dans la plupart des cas, qu’avec un questionnaire préétabli et composé de questions ouvertes et généralement vagues pour provoquer une réaction et laisser libre champ à la personne pour y répondre comme elle l’entendait. Les histoires et les mythes venaient d’eux-mêmes, mais seulement ceux qui m’intéressaient en fonction du contexte évoqué. Lorsqu’ils me parlaient de leurs tracas quotidiens, parce qu’ils avaient choisi d’aborder ce sujet, ils évoquaient parfois un mythe traditionnel ou une situation s’y rapportant afin d’étayer leur argumentaire. C’est moins le contenu du mythe qui avait une importance réelle que la raison pour laquelle la personne avait jugé bon d’en parler pour évoquer une situation à laquelle il faisait face. Ce principe fonctionnait avec les jeunes qui aujourd’hui n’avaient jamais entendu parler de ces mythes. Il suffisait que je connaisse toutes ces histoires pour voir qu’elles existaient toujours et que même si elles ne pouvaient plus être nommées, le principe ou la morale était généralement présente dans leurs descriptions. Ce décalage entre les générations montre une évolution intéressante, non pas par le fait de la disparition des traditions – bien que cela soit inéluctable – mais plutôt par la manière dont cette évolution affecte les mentalités. Pour donner un exemple simpliste, c’est comme si une personne en France disait « aujourd’hui ce travail est devenu comme celui de Sisyphe », alors que quelqu’un d’autre exprimerait cela différemment : « on travaille très dur, c’est répétitif et cela n’amène jamais aucun résultat, c’est inutile et désespérant ! c’est comme pousser une boule sur une pente ! ». Bien sûr le mythe de Sisyphe n’a pas vraiment une grande importance dans nos vies, mais l’exemple est constructif. La jeune personne ne connait pas ce mythe, mais elle a pourtant hérité culturellement du concept qu’il véhicule. C’est ainsi qu’au travers de mes questionnaires, qui ne traitaient pourtant que d’aspects de la vie quotidienne, avaient fini par se dégager des éléments profonds en rapport avec l’un des mythes les plus essentiels des croyances Huli pourtant en grande partie englouties dans l’oubli. Sans jamais l’avoir entendu, ou l’ayant entendu trop jeune pour s’en rappeler – consciemment du moins – aujourd’hui, les jeunes sont profondément marqués par le mythe du Mbingi, l’un des piliers des croyances Huli.

C’est donc ce que j’essayais de faire à Kulu, laisser les esprits s’ouvrir à moi afin que je puisse réussir à appréhender, et peut-être même comprendre les mentalités des Huli et leur évolution, notamment entre les générations. Ce travail m’a emmené aux quatre coins de Kulu, Pongoli ou même Yuni et Nogoli. Kulu et Pongoli s’étendaient sur une large zone qui allait jusque sur les hauteurs de la montagne. Ces déplacements pouvaient prendre d’autant plus de temps que parfois je les effectuais pour rien, le maître des lieux étant absent, travaillant dans l’un de ses jardins ou simplement parti faire je ne sais quoi je ne sais où. Parfois on m’assurait qu’il allait très bientôt revenir et l’on me demandait de rester un peu. Mes visites représentaient souvent un plaisir rare pour beaucoup de gens et il était d’autant plus ennuyeux pour eux de m’avoir manqué. Certains me faisaient parvenir ensuite un rendez-vous en me disant qu’ils seraient chez eux tel jour dans l’après-midi. Il est même souvent arrivé que quelqu’un vienne me voir à la maison pour me dire de venir discuter chez lui le lendemain. Il me disait bien sûr que pour l’heure il devait s’absenter pour aller régler des affaires très importantes. Je me suis habitué à ces manières de faire, mais après quelques semaines, j’envoyais un message pour annoncer ma venue et si la personne était absente, je m’arrangeais pour qu’elle passe chez moi à un autre moment. Certains trajets, sans quitter Kulu, me demandaient près de deux heures de marche et plusieurs ponts à traverser, alors j’évitais de trop les faire pour rien.

A l’inverse, quelques hommes venaient me rendre visite plusieurs fois par semaines. Hega bien sûr qui venait s’assurer que tout se passait bien pour moi et qui m’apportait toujours quelques petites choses : des noix de Pandanus, des bananes, du kumu – c’est tout ce qui est vert et que l’on mange bouilli. Hega est quelqu’un que j’aime énormément et j’étais toujours très fier quand il me disait que c’était important que ses fils – dont moi – soient bien et heureux. Il était toujours souriant et d’une gentillesse incroyable, c’est certainement l’un des seuls pasteurs (quelle que soit l’Eglise, les officiants sont désignés sous le terme de pasteur) qui méritait de l’être, tant par sa dévotion que par le fait qu’il était profondément bon. La plupart des autres ne retenaient leurs ouailles au sein de leur chapelle qu’en distillant une peur venimeuse dans leurs cœurs, jouant de l’ignorance des gens concernant certaines choses pour forcer leur foi. Ainsi, je me suis retrouvé de nombreuses fois à devoir rassurer mes jeunes amis :

–          Le pasteur a dit qu’un rocher allait s’écraser sur la Terre, ah ah ah (petit rire pas convaincu et stressé).

–          Tu crois ce qu’il t’a dit ?

–          Je ne sais pas, il a dit que le rocher était déjà tombé quelque part.

–          Tu as peur ?

–          Oui, il a dit qu’on allait tous mourir et que Dieu ne viendrait prendre que ceux qui ont été à l’église, alors j’ai peur. Il dit qu’il faut qu’on aille à l’église.

J’enrageais intérieurement. La bêtise de ces pasteurs, Huli eux-mêmes pour certains, n’a d’égale que l’énorme faculté qu’ont les missionnaires de se mêler de ce qui ne les regarde pas pour sauver des âmes en perdition. En voyant le résultat, je n’ai aucun doute sur le fait qu’il aurait mieux valu qu’elles restent perdues pour ce genre de personnage et qu’elles continuent à pratiquer ces rites soi-disant sataniques. Il m’aura fallu près de deux heures pour rassurer mes amis, leur expliquer ce qu’est une météorite, qu’il y a des milliards de gens qui ne sont pas chrétiens et qui sont bons malgré tout. Je leur avais suggéré qu’ils cherchent à trouver une bible en Huli (c’était possible depuis début 2003, il aura fallu quinze ans pour la traduire) afin de se rendre compte par eux-mêmes des mensonges des pasteurs.

Le zèle de ces pasteurs ne s’attaquait pas uniquement aux âmes des adultes. Un pasteur de la même Eglise qu’Hega avait un jour décidé de prendre les enfants du village avant la rentrée scolaire pour leur faire un discours sur les vertus de l’éducation… sept heures de discours ! à des enfants de moins de douze ans ! Certainement un record que jalouserait Fidèl Castro !

L’impact des missionnaires a été souvent dramatique sur ces cultures. Plusieurs hommes ayant accepté le baptême ont été obligés de répudier certaines de leurs femmes pour redevenir monogames. La disparition du ibagiya, rejeté par les missionnaires puisqu’il était considéré comme étant un ensemble de pratiques sataniques vouant l’âme des individus aux tourments de l’enfer, a entraîné l’effondrement de nombreuses structures sociales essentielles, notamment celles qui visaient à inculquer aux hommes des règles vitales. En effet, beaucoup de ces règles se transmettaient lors de ces initiations, permettant aux jeunes gens de comprendre les structures claniques et familiales (la connaissance minimale des généalogies est importante ne serait-ce pour savoir avec qui il est possible de se marier ou pas), les règles concernant les conflits, et surtout les notions de morale sociale qui gèrent les relations entre les individus, mais aussi les couples. Car si tous sont de bons chrétiens, beaucoup sont toujours polygames et aucun n’a encore vraiment déposé les armes, la guerre et le respect du culte ne sont toujours pas incompatibles… l’ont-ils déjà été quelque part ?

Bref, de ces pasteurs, je n’en connaissais que deux ou trois qui étaient dignes d’être des guides spirituels et des aides psychologiques auprès de leurs amis et frères. Les autres n’étaient que des « cochons qui se croient intelligents » pour reprendre une des expressions favorites de certains de mes amis.

Je le redis parce que je le pense, Hega est un type bien et s’il était loin d’être le seul, il est certainement celui que je préférais. Je ne serais pas capable d’émettre ce jugement en me basant sur les conversations que nous avons eues, Hega ne parle rien d’autre que le Huli et quelques mots de Pidgin, et ses passages à la maison donnaient lieu à de longues périodes de silence entrecoupées d’échanges de banalités. Mais il n’y a jamais eu la moindre gêne dans ces moments, au contraire, même si nous ne nous disions presque rien, beaucoup de choses passaient lors nos fréquentes entrevues. D’ailleurs, même quand il y avait Wandipe, je ne cherchais pas à en profiter pour tout faire traduire, je n’aurais rien dit de plus. Mon affection pour Hega venait de sa sollicitude paternelle, de sa tristesse à l’idée de mon départ, de son immense joie à mon retour, de cette attitude de vieux sage qu’il arborait toujours, de cette manière posée qu’il avait de régler les problèmes entre les gens. Ses visites étaient toujours un plaisir, et j’en profitais pour lui montrer des photos, il s’intéressait à mes livres, à ce que je faisais, et même sa manie de toujours finir ses commentaires par une petite phrase rappelant les bienfaits de la religion ne m’agaçait pas, elle me faisait sourire – surtout quand parfois je voyais qu’il l’avait oubliée et qu’il s’empressait de la rajouter. Mes autres visiteurs réguliers venaient pour des raisons différentes mais je les appréciais aussi beaucoup. Plusieurs vieux hommes venaient souvent me voir, ayant réalisé que je portais un grand intérêt à leurs histoires, à leur avis et leurs connaissances. Personne ne s’intéresse plus à ce qu’ils ont à dire, eux qui étaient les garants de la mémoire des clans, tout leur savoir n’intéresse plus personne et leur mort le fera sombrer définitivement dans l’oubli. Ce désintérêt est né du fait que dans la rapide évolution de la société depuis une vingtaine d’années, le décalage entre les générations s’est énormément accentué, les jeunes gens se tournant vers un avenir largement occidentalisé – du moins ils le souhaiteraient – dont les vieux sont presque exclus du fait que leur expérience de vie concerne principalement les aspects traditionnels de la culture Huli. Avec mon enregistreur mini-disc (les ethnologues aussi se modernisent !) et ma soif de connaissances généalogiques, je représentais une aubaine, l’opportunité de fixer leur mémoire sur papier… « au cas où » certainement. En tout cas, je me refusais à croire qu’ils ne venaient que pour mon tabac qu’ils pouvaient consommer lors de nos longs entretiens. Ils ont toujours eu une bonne raison pour m’en demander : « je me sens fatigué, donne-moi du tabac », mais généralement je comprenais à leur regard dans le vague et à une pause prolongée dans leur récit que quelque chose n’allait pas. Si je persistais, agacé, à ne pas prêter attention à leur messages pressants, ils finissaient par partir en affichant une mine désapprobatrice, prétextant un rendez-vous urgent qu’ils avaient oublié. La première fois, je me suis inquiété d’avoir offensé l’un de mes informateurs privilégiés, mais je me suis aperçu qu’il revenait toujours rapidement avec un grand sourire et souvent un petit cadeau ou en me disant qu’il se rappelait une histoire en rapport avec notre dernière conversation. Ainsi Iruga aura largement puisé dans mes réserves de tabac en échange des connaissances qu’il voulait absolument partager. C’était d’autant plus important pour lui que j’étais entouré en permanence d’une troupe de jeunes garçons et qu’ils se trouvaient donc forcés d’écouter ces histoires avec moi. Iruga n’aura pas fait que me raconter des histoires. Durant de nombreux après-midis, nous avons organisé des ateliers de travaux manuels pour la confection des ornements traditionnels Huli, connaissances que seuls certains vieux et quelques rares personnes possèdent. Il faut dire que chez les Huli ce sont les hommes qui sont « le beau sexe ». Ces ateliers n’avaient pas de réelle utilité pour mon projet, mais ils offraient l’opportunité d’après-midi agréables tout en découvrant de nouveaux aspects de la culture.

Lorsqu’ils sont en tenue complète, ce qui est de plus en plus rare, les hommes arborent de vives couleurs sur le visage et le corps et leurs coiffes sont surmontées de magnifiques plumes d’oiseaux de paradis oranges. Les quelques hommes qui s’habillent ainsi, souvent pour aller plaire aux femmes, mettent un soin particulier dans ce qui est presque un rituel. Un ensemble d’objets se doivent d’être présents et à des emplacements bien déterminés. Le couteau taillé dans un os de casoar, leur plus beau pagne avec la ceinture rouge sur laquelle pendent des queues de cochons – signe de richesse –, les deux colliers de graines rouges qui se croisent sur le torse, le collier fait d’un coquillage porté ras le cou, l’énorme bec d’oiseau porté sur la nuque – symbole phallique par excellence – et bien sûr la majestueuse coiffe ornée de nombreuses plumes. Le résultat est assez impressionnant et contraste avec les tenues profondément ternes des femmes. Aujourd’hui celles-ci ne portent que des jupes longues et des t-shirts. Certaines, mais c’était vraiment rare et certainement aussi pour se faire remarquer des hommes, portaient des jupes d’herbes laissant entrevoir beaucoup plus de chair que ces longues jupes informes sûrement moins attrayantes pour la recherche d’un compagnon. Les vêtements ne sont pas fabriqués en Papouasie, mais importés, généralement d’Australie ou d’un pays asiatique. Il y a surtout une grande circulation de vêtements de deuxième main qui sont vendus sur les marchés et même autrefois dans une boutique de Tari. Quand je précise autrefois, il ne s’agit pas d’un passé lointain, cette boutique, ainsi que les autres grandes échoppes fermèrent leurs portes à la suite des événements qui secouèrent la bourgade il y a quelques années de cela. Mais les frusques et vêtements neufs sont toujours vendus, principalement sur le marché et quelques fois dans les petites boutiques à l’avant de certaines maisons. Ces vêtements neufs sont pour beaucoup des maillots d’équipes de sports devenus invendables en Australie, les sponsors ayant changés. La vie dans le bush met les vêtements à rude épreuve et ils finissent rapidement sales et déchirés, faute d’être lavés régulièrement. Encore une fois ce sont les missionnaires qui ont introduit cette mode afin de masquer la « répugnante nudité des corps ». Et aujourd’hui le constat est parfois désolant, même s’il est en légère amélioration du fait de la plus grande facilité à se procurer des vêtements en bon état : les hommes à l’allure si fière dans leur tenue traditionnelle, faisant presque peur lorsqu’ils se déplacent en groupe, paraissent misérables dans leurs guenilles sales. Je ne devrais pas dire cela, je porte un jugement sur un choix qu’ils ont fait, mais comme je l’ai dit au début de cet écrit, je veux aussi livrer les sentiments que j’ai éprouvé lors de ces mois de terrain. Ici mon sentiment est clairement négatif car même s’ils ne sont pas misérables, ces frusques donnent l’impression qu’il sont sales et miséreux. Les jeunes gens scolarisés sont souvent plus soigneux avec leurs vêtements, ne les emmenant pas en forêt, les gardant propres et en bon état. Il y a aussi cette impression, notamment donnée par certains vêtements comme un manteau ou un chapeau, que l’on peut reconnaître une personne de loin simplement en l’identifiant à ce qu’elle porte constamment. Cela me rappelle ces dessins animés où les héros sont toujours habillés pareil, ils ne se changent jamais. Ainsi, ce n’est que la dernière année que j’ai réalisé que Hega était totalement chauve sur le dessus du crâne ! Il n’avait jamais retiré son chapeau devant moi. Ce sont ces attributs vestimentaires occidentaux qui sont donc venus remplacer les magnifiques ornements Huli, pourtant d’une esthétique agréable.

Les jeunes se désintéressent complètement de l’art de faire pousser les coiffes de cheveux et parfois même refusent de porter la tenue. Seuls les jeunes hommes qui ont compris que ces coiffes peuvent représenter une source de revenus conséquente continuent à les faire pousser ; comme tout ce qui est rare se paye cher, une belle coiffe peut se vendre jusqu’à 700 Kinas. Donc si je voulais savoir comment ces menus ornements sont fabriqués, il fallait que je remonte à la source. Iruga avait de bonnes connaissances dans la fabrication des gros bracelets que l’on place en haut des bras, à la base du deltoïde, ou de ceux que l’on met sous les genoux, normalement représentatifs d’un statut social. Donc j’ai passé des après-midis entières à séparer des lianes pour y découper de fines bandelettes ou cordelettes. Je m’étais déjà prêté à ce genre de petits travaux lorsque je travaillais en Equateur, mais nous les utilisions pour la fabrication de cordes et cordages, la construction des maisons ou des hamacs, mais jamais d’ornements.

Le plus pénible dans ces activités était bien sûr d’aller chercher les éléments nécessaires pour fabriquer ces objets. Machette à la main, tout se passait dans les terres basses, aux abords et souvent même dans le marais. Il est difficile de s’en rendre compte, mais il faut des dizaines de mètres de liane pour fabriquer des cordes, près de deux mètres pour un bracelet de bras. Evidemment, il était impossible de prendre n’importe quelle liane dont la taille paraissait correspondre à un besoin. Il fallait un œil expert pour savoir laquelle était la bonne. Les plus couramment utilisées étaient d’un beau blanc cassé et certaines, plus rares, d’un noir de jais. Je n’ai jamais su pourquoi, mais les bonnes lianes étaient toujours les plus difficiles à attraper et à voir Iruga rire ouvertement alors que je peinais pour les atteindre, je n’ai aucun doute sur le fait que ça l’amusait ou même qu’il le faisait exprès ! Il faut dire que ces marais, spécialement celui de Kulu, n’ont rien d’endroits agréables. Généralement on n’oubliait qu’une seule fois d’y aller sans s’asperger d’anti-moustique ! Car sinon, on revenait, comme moi, les bras couverts de piqûres que je grattais frénétiquement pendant trois jours – cette fois-là j’en avais dénombré plusieurs dizaines sur chaque membre ! Mais il n’y avait pas que les moustiques qui rendaient ces marais peu attrayants, l’odeur des boues fongiques mêlée à celle des troncs pourrissants n’avait rien d’agréable non plus. Et je dois dire que lorsque le soleil disparaissait derrière un nuage trop dense faisant diminuer brusquement la lumière qui avait déjà du mal à se frayer un chemin entre ces arbres, les branches des arbres prenaient un air presque inquiétant. Ce n’était donc qu’après une matinée de prospection où je m’étais largement couvert de boue, que nous pouvions nous asseoir en cercle dans la maison. Iruga en profitait pour faire une large consommation de tabac ; je le voyais très bien cacher la moitié de ce que je lui donnais pour en redemander une autre dose plus rapidement et ainsi en garder pour plus tard. Je le laissais faire, amusé par son manège qu’il voulait discret et rusé. De ces petites séances d’artisanat, j’ai pu amasser une belle collection d’objets que j’ai ensuite ramené en France. La plupart étaient les œuvres d’Iruga dont les mains étaient indubitablement plus expertes que les miennes. D’autres objets, comme les deux superbes coiffes que je garde maintenant dans des présentoirs en plexiglas, ont été achetés parce que leur fabrication demande trop de temps… il faut faire pousser les cheveux en suivant une forme déterminée, l’opération pouvant prendre un an et demi ! Cela demande un entretien quotidien et très minutieux. En effet, il faut arriver à littéralement sculpter la masse de cheveux afin de pouvoir ensuite y fixer un réseau de fils à sa base, comme un filet que l’on pourra ensuite glisser sur la tête.

L’ART DE LA GUERRE

Traditionnellement, les Huli fabriquent de nombreux outils, dont quelques armes. Avant le récent contact avec les outils métalliques comme les haches et les machettes, tout se faisait avec des pierres polies. Les haches et les herminettes en pierres suffisaient à couper les arbres et à réaliser l’ensemble des travaux nécessaire à leur survie. L’arrivée des outils métalliques a permis, on s’en doute sans peine, de gagner beaucoup de temps et de sueur aux hommes et aux femmes qui sont donc devenus aptes à produire plus avec moins d’efforts. Cette révolution a entraîné une forte augmentation de la pression humaine sur l’environnement causant certains déséquilibres écologiques : l’excès de jardins essartés met trop de terres à nu a augmenté le risque de glissements de terrains sur les fortes pentes, le gibier a déserté les abords des vallées habitées, etc. Les armes sont toujours fabriquées mais n’ont qu’une vertu ornementale pour certaines comme la hache avec la pointe en « ongle » de casoar autrefois utilisée en combat rapproché pour éventrer son adversaire. Les magnifiques arcs en bois de palme noire sont eux toujours fabriqués et utilisés. Cet arc est très grand, parfois plus de deux mètres, une lame de bambou servant de corde. Il ne projette pas de flèches empennées, mais plutôt des petites lances. Celles-ci sont formées d’un corps en bambou et d’une longue pointe en bois de palme très lourd. La puissance de l’arc et le poids des projectiles rend toute blessure redoutable, brisant les os en pénétrant le corps de la victime. Cela permet d’ailleurs de tirer de très loin en gardant une bonne possibilité de tuer l’adversaire. C’est d’ailleurs ainsi que les combats se déroulaient et se déroulent encore parfois : à distance. Et si ces arcs sont très puissants, l’archer ne bénéficie en revanche que de très peu de précision. Une des caractéristiques d’un bon guerrier Huli étant d’ailleurs son aptitude à esquiver les flèches ennemies, se moquant de lui. Ces combats ne faisaient que peu de victimes, souvent quelques blessés.

Cet état de chose a changé avec l’apparition du fusil. Il est bien sûr très rare qu’une personne possède un vrai fusil, généralement des M16 ou des AK47 – j’ai vu une fois une version gigantesque d’un fusil, avec un trépied, plus de 1m50 de long – mais les Huli trouvent toujours une solution lorsqu’ils ont besoin de quelque chose. Ici la solution est toute trouvée : s’il est impossible de trouver un fusil, il est en revanche facile de trouver les éléments permettant d’en fabriquer un ! Ainsi, plusieurs personnes se sont fait maîtres armuriers avec, je dois dire, un certain talent. Entre les trois années qui ont séparé mes séjours à Kulu, j’ai pu constater une évolution impressionnante dans la qualité des fusils fabriqués. En 2000, il s’agissait simplement d’une crosse grossièrement taillée sur laquelle était fixé un tube métallique. Le chien n’était qu’un clou propulsé par un ressort puissant. L’inconvénient avec cette version est qu’elle représente un danger important pour l’utilisateur qui n’est jamais certain, surtout la première fois qu’il l’utilise, que la balle n’explosera pas simplement, le blessant au visage et à la main. En 2004, la nouvelle version m’a laissé sans voix. La crosse a une forme parfaite, magnifiquement travaillée, reproduisant le design de celle d’un beau fusil de chasse. La technologie aussi a évolué, le chien est devenu un système complexe de plusieurs ressorts reliés à une vraie gâchette ! Je l’ai moi-même tenu en main, il n’y a plus de parties mobiles, notamment autour du canon qui autrefois s’ouvrait en coulissant et n’était jamais très fixe, d’où le danger. Maintenant, le fusil se casse en deux pour que l’on puisse introduire la cartouche… je rendais le fusil sans un mot, j’étais vraiment impressionné. Rapidement l’ethnologue reprit naturellement le dessus et je questionnais l’homme :

–          Tu n’as pas peur que la police te voit avec ça ?

–          Non on a fait venir les morceaux comme le canon en les cachant dans les parapluies, la police n’a rien vu.

–          Mais tu sais que la police a interdit la possession d’un fusil, pourquoi tu prends ce risque ? demandais-je, encore plus impressionné par leur ingéniosité.

–          Parce que les ennemis ont des fusils, des vrais et que s’ils viennent près de ma maison, il faut que je puisse me défendre, sinon ils me tueront comme ça.

–          Beaucoup de gens ont un fusil comme ça ?

–          Certains. Certains aussi ont de vrais fusils.

–          Comment font-ils pour avoir de vrais fusils ? toi tu as été obligé de fabriquer le tien.

–          Des gens du gouvernement en donnent à certaines personnes de leur famille, d’autres les échanges contre de la drogue.

–          Il faut beaucoup de drogue pour avoir un fusil ?

–          Non pas beaucoup, quelques kilos, mais c’est difficile, il faut aller loin ou alors connaître quelqu’un.

Ses connaissances en la matière paraissant limitées, je n’insistais pas beaucoup. D’autres renseignements glanés plus tard m’auront permis de savoir quelles sont les sources principales pour obtenir ces armes : la frontière indonésienne, mais aussi entre la côte sud et la pointe de l’Australie toute proche (personne ne semble s’accorder quant à l’identité des trafiquants) et effectivement certains membres du gouvernement ou de l’armée. En 2004 j’ai assisté à un spectacle impressionnant : le gouvernement dans son combat permanent pour rétablir – ou plutôt établir – la paix dans la Province a appelé la population à donner toutes les armes à feu que les hommes avaient en leur possession. L’événement fut préparé des mois durant, les élus locaux et des représentants de la police s’évertuant à convaincre, souvent en les menaçant, les gens de donner leurs fusils. L’appel laborieux fut entendu par beaucoup, même si certains refusèrent et cachèrent leur arme, trop effrayés à l’idée de se trouver désarmé face à un ennemi et refusant certainement l’idée de perdre un fusil d’une grande valeur. Le jour dit, à Koroba, puis à Tari, les gens affluèrent avec leurs fusils sur l’épaule. Il y avait là de quoi conduire une guerre ! Outre un nombre impressionnant de fusils artisanaux, il y avait une profusion de M16, d’AK47, dont deux comme ceux que j’ai décrit plus haut, plusieurs que je ne peux identifier et dont on me dit être de fabrication française, et enfin des kilos de balles et de cartouches. Je savais pertinemment qu’il n’y avait là qu’une partie des munitions, je connaissais les stocks de plusieurs personnes pour les avoir vus et ils étaient loin de tout avoir donné, certainement « au cas où » comme toujours.

Un an après cet événement, lorsque j’ai vu ce nouveau fusil et l’habileté des artisans qui l’avaient confectionné, je savais que les stocks d’armes devaient déjà être revenus à ce qu’ils étaient. C’est trop important, une personne désarmée face à un ennemi armé, mettrait sa vie et celle de sa famille en danger. Car les Huli sont des guerriers, la guerre est essentielle, elle apporte toujours une grande valeur sociale. Les guerriers puissants et sans peurs sont reconnus et respectés au sein de la communauté car c’est sur eux qu’il faudra compter en cas de problème. Que personne ne pense que les conflits sont rares ou occasionnels, ce serait une erreur ! J’ai moi-même connu deux conflits importants, un à Kulu et l’autre à Fugwa. Plusieurs personnes furent tuées, certaines que je connaissais personnellement, mais heureusement aucun de mes proches amis.

C’est le conflit qui éclata à Kulu qui me poussa à suspendre mon terrain dans un premier temps et ensuite à l’abréger et à rentrer après quatre mois au lieu de six. Le conflit latent avait commencé à rendre mon travail difficile, les gens paraissaient plus tendus et inquiets, ils restaient évasifs quant aux événements et n’étaient que très peu convaincants lorsqu’ils affirmaient que tout allait bien. Il faut savoir que les Huli n’ont pas vraiment besoin d’une bonne raison pour débuter un conflit, l’animosité entre deux clans autour d’une accumulation de petits problèmes banals est généralement suffisante et ils n’attendent qu’un élément déclencheur, généralement un meurtre sur un coup de sang. C’est justement ce qui venait de se produire et qui provoquait l’inquiétude de mes amis. Deux hommes se sont battus et l’un s’est fait tuer. La dispute qui opposa les protagonistes paraissait bien ridicule face aux conséquences qu’elle entraîna : une fillette apparemment en chemin près du lac Pureni mourut dans des conditions qui me sont restées mystérieuses, mais apparemment naturelles. Des femmes de passage sur cette route prirent le corps sans vie et se précipitèrent chez les parents de la fillette, laissant le bilum[3] de celle-ci sur le chemin. Une autre femme, ignorant cet événement, ramassa le bilum et se l’appropria. Quelques jours passèrent et la mère en deuil vint réclamer le bilum mais la femme refusa de lui rendre. La situation s’envenima jusqu’à ce qu’ils aillent en justice et que le juge donne raison aux plaintes de la mère. Il ne faut pas imaginer les cours de justice comme celles que l’on a en France, il existe des magistrats désignés au sein des communautés pour leur impartialité et la confiance que les gens placent en eux, et les différents se règlent sur une place publique. La vraie cour de justice se trouve à Tari ou Mendi mais peu y ont recours. Les esprits devant déjà être passablement échauffés, cette décision ne calma pas les deux maris qui finirent donc par se battre. Je ne sais pas s’il s’agit de la vraie raison qui a déclenché le conflit, cela n’a d’ailleurs aucune importance, mais dans presque tous les cas, la mort d’un homme appelle à la mort d’un autre dans le clan opposé. C’est exactement ce qui se passa. Un homme pourtant relativement âgé fut abattu d’une balle dans le dos. Dans ces cas, la personne ou la méthode n’ont pas réellement d’importance, c’est un échange, une vie contre une vie[4]. Il ne faut pas voir cela comme le respect d’une loi du Talion, car les membres d’un clan chercheraient vengeance pour la mort d’une personne qu’ils détestaient pourtant et qu’ils auraient souhaité voir disparaître. Les règles de cet art de la guerre sont ainsi établies. La mort du vieil homme fut le déclencheur du conflit ouvert. La tension était palpable, et la vie s’organisa en fonction de cette situation. Les chemins en forêt furent barrés par de grands troncs d’arbres gênant l’accès d’éventuels ennemis, les ponts suspendus au-dessus d’Hanimu furent coupés et certaines maisons renforcées pour résister à une attaque. J’ai constaté moi-même l’aménagement de fortifications d’un genre nouveau sur une maison d’un homme important : les murs étaient entièrement entourés de deux couches de planches épaisse débitées dans des troncs à la hache, empêchant quiconque de passer le canon d’un fusil au travers, mais surtout la personne avait aménagé un tunnel qui partait d’une trappe dans le centre de la maison et sortait une dizaine de mètres plus loin ! Très fier il me racontait qu’ainsi, s’il était encerclé d’ennemis, il pouvait sortir discrètement pour tous les tuer par derrière. Toujours s’attendre à l’inattendu ? Définitivement je comprenais que oui !

La principale conséquence de cet état de guerre déclarée était que les habitants désertaient leurs habitations pour aller se réfugier plus loin dans le « bush », dans les profondeurs des forêts, sur les flancs des montagnes, ou ailleurs dans la région chez un parent. Les guerriers effectuaient des rondes de nuit pour empêcher les ennemis de s’introduire dans Kulu pour l’un de leurs raids meurtriers. Depuis déjà quelques semaines, j’avais prévu de prendre un peu de temps en dehors des Highlands, je voulais aussi profiter de ce séjour pour aller visiter la côte. Il ne me restait alors que quelques jours avant la date que je m’étais fixé pour mon départ en vacances et ils furent particulièrement pénibles, surtout les deux nuits qui suivirent le meurtre du vieil homme. L’assassinat de cette personne, importante au sein de sa communauté, avait mit particulièrement en colère les hommes de mon entourage. Toute la nuit, les rondes furent actives, les bruissements des plantes lorsqu’ils passent et repassent, les cris répétés leur permettant de se signaler les uns aux autres… je ne dormais que très peu, au mieux somnolant les yeux à demi-ouverts. La sensation était étrange, jamais je n’avais ressenti ce genre de tension ; même dans le sommeil mes sens restaient totalement alertes, mes yeux ne se fermaient pas vraiment, chaque bruissement de feuille suspect me ramenant à un état totalement éveillé. Après ces deux dernières nuits avant mon départ, la tension et le manque de sommeil achevèrent de m’user les nerfs, il fallait que je parte me reposer, et surtout que je m’éloigne d’ici quelques temps en espérant que les choses se tassent un peu. Il était de toute manière impossible de travailler, les hommes étaient sur le pied de guerre, et les femmes et les enfants étaient déjà loin. Potabe s’était enfui après la première de ces deux nuits, ma présence ne suffisait apparemment plus à le rassurer. Les précédentes matinées, j’avais emmené les enfants à Yuni pour qu’ils puissent aller à l’école, trop effrayés de faire le trajet seuls et les hommes trop occupés à patrouiller dans la forêt ou à discuter de la situation. Ceux-ci étaient malgré tout toujours très contents d’être pris en photo, surtout maintenant qu’ils étaient habillés pour la guerre, avec leurs peintures sur le visage et leurs armes. Je m’amusais à questionner certains hommes que je connaissais bien et qui, bien qu’habillés normalement gardaient leur arc à la main :

–          Pourquoi tu te promènes avec ton arc et tes flèches aujourd’hui ?

–          Oh, pour rien, je pensais aller chasser des cochons sauvages derrière Kulu.

Lui et moi savions parfaitement qu’il n’y a pas de gibier dans ces zones.

–          Ah d’accord, ce n’est pas pour les ennemis alors ?

–          Si, si ! me dit-il avec la mine de celui rassuré de ne plus avoir à mentir, Si je croise un ennemi, je ferai comme ça (il mima la position du tireur) et je lui mettrai une flèche dans le corps.

Je vois son expression très tendue malgré cette mise à mort virtuelle très convaincante.

–          Tu as peur de croiser un ennemi ?

–          Non, non, mais c’est dangereux, je ne veux pas me faire tuer, il faut que je fasse attention, me dit-il avec un air dépité et le front plissé.

Certaines personnes sont faites pour la guerre et d’autres pas. Mon ami n’était pas un guerrier c’était certain. Ces quelques jours avant mon départ fut relativement pénible du fait de cette tension permanente, elle était palpable dans l’air et pouvait se lire dans tous les regards. Donc, l’idée de partir me reposer presque deux semaines hors de la Province, sur la côte nord, était vraiment séduisante. J’avais hâte de quitter cette atmosphère qui contribuait fortement à mon état de fatigue morale. Je pense que j’avais vraiment besoin de changer d’air pour pouvoir reprendre le travail avec un œil plus alerte.

Est-il besoin de décrire ces vacances, car ce séjour sur la côte répondit exactement à la définition du mot « vacances ». Je ne savais pas quelles seraient les disponibilités des vols pour rejoindre la côte depuis Tari. Je savais qu’il existait plusieurs compagnies aériennes qui faisaient le liens avec toutes les zones du pays, même les plus reculées. Ce jour là, mon état de fatigue était tel que je n’avais qu’une envie : prendre le premier vol qui m’emmènerait hors de la vallée. L’idée de passer une nuit à la WCA me paraissait difficilement acceptable. Je n’avais pas non plus dans l’idée de prendre n’importe quel vol, mais c’est pourtant ce que je fis. Le seul avion qui restait à partir ce jour là était un petit bi-moteur de la MAF, la Missionnaires Air Flight qui faisait l’aller-retour entre Mendi et Tari dans la journée. Le MAF n’est pas ce que l’on pourrait appeler une grande compagnie, mais c’est certainement celle qui dessert les endroits les plus reculés, en fonction des besoins des missionnaires implantés un peu partout. Les habitants de Tari, avec beaucoup d’humour, ont même inventé une petite devise à propos des avions de la MAF : « Dieu est mon copilote ». quand je suis monté dans ce petit avion, j’ai vérifié dans la cabine de pilotage, il y avait bien deux pilotes, alors j’ai bouclé ma ceinture sur un des quelques sièges qui restait entre les caisses de poussins et de cargo en tout genre. En arrivant à Mendi, j’espérais trouver une connexion pour Mt Hagen ou même Madang avec de la chance, car je n’avais pas envie non plus de rester à Mendi que l’on dit pire que Tari. Le vol vers Mendi ne durait q’une petite demi-heure et je dois avouer que cela me suffisait amplement. La carlingue tremblait tellement que j’avais l’impression qu’elle pouvait se disloquer à chaque minute. D’autant plus que dans ces montagnes les vents sont parfois forts, et que chaque rafale semblait pouvoir coucher un si petit avion au sol. Arrivé à Mendi, j’ai couru dans le petit aéroport pour voir les options qui me restaient pour la journée. Ce fut simple, il n’y avait rien. En voyant mon air complètement dépité, le responsable des vols me proposa une solution : « vous savez il y a un avion qui part de Mt Hagen en début d’après-midi pour Madang, et si vous attrapez un PMV et que la route est bonne, il y a une chance de réussir à le prendre ». c’était suffisant. L’envie de sortir de la région était trop forte, le risque de croiser des Raskols, pourtant nombreux sur cette route ne me dérangeait même plus. J’ai attrapé mon sac et j’ai couru jusqu’à l’endroit indiqué par la personne pour trouver les PMV au départ de Mendi. La route était mauvaise, dans ces régions les routes goudronnées deviennent rapidement pires que les pistes lorsqu’elles ne sont pas entretenues, les nids de poules deviennent des trous béants que les chauffeurs ont le plus grand mal à éviter. Même si j’ai apprécié le fait que les Raskols n’aient pas attaqué notre véhicule, nous sommes malgré tout arrivés trop tard pour que je puisse prendre mon vol. Sur la route, les heures passaient et je ne savais pas quelle distance il restait à parcourir. Certains passagers me donnèrent de faux espoirs « il ne reste plus qu’une demi-heure, pas plus », pour finir par comprendre que personne n’avait la même notion du temps qui passe et de la durée d’un trajet. J’avais raté mon avion, mais cela ne me perturbait pas plus que ça. Arrivé à Mt Hagen, je prenais soin de réserver un siège pour le vol du lendemain sur Airlink, une petite compagnie basée à Madang. Et finalement, j’ai même commencé à me sentir en vacances lorsque je suis arrivé à un petit Lodge près de l’aéroport. J’ai posé mon sac près du bar et après une première gorgée de bière bien fraîche, mes soucis et tensions semblaient s’être envolées, à peine une trace dans ma mémoire. La simple sensation de porter à mes lèvres un liquide sorti d’un frigo fut extraordinaire… parfois la civilisation a du bon ! Mon dîner me procura un bonheur au moins égal, cela faisait deux moins que je n’avais pas mangé de viande. C’est incroyable qu’une bière fraîche, une douche chaude, un steak et un bon lit réussirent à faire mon bonheur et à effacer les tensions accumulées ces dernières semaines. Le lendemain, je me levais reposé, avec l’agréable sensation que je n’aurais pas besoin d’aller rallumer le feu pour préparer mon petit déjeuner… les choses me paraissaient plus simples et cela contribuait à ma bonne humeur ; après tout, j’étais en vacances. Mon avion pour Madang décollait en début de matinée et je n’eu pas longtemps à attendre avant de prendre la route de l’aéroport[5]. Le reste du voyage vers Madang se déroula sans encombres et l’excitation à l’idée de partir découvrir une nouvelle région commençait à me gagner.

Mon séjour à Madang fut paradisiaque, je comprends pourquoi tout le monde l’appelle « Beautiful Madang ». Ce fut reposant et dépaysant ; je pu accéder à un téléphone aussi souvent que je le désirais. Je pouvais même recevoir des coups de fil de ma famille apparemment toujours inquiète de savoir comment était la vie avec les Huli – tous étaient pourtant bien sûr au courant que ces derniers n’étaient ni cannibales ni chasseurs de têtes. Je suis resté dans un Guest Village tenu par une vieil irlandais répondant au nom d’Adrian Kennedy dans le Nagada Harbor à une petite demi-heure de bateau de la ville. Je m’y suis installé avec Blayne et Dirk, un américain et un anglais que j’avais rencontré quelques jours après mon arrivée et qui comme moi avaient l’intention d’aller profiter des fantastiques spots de plongée sous-marine que la côte Papou avait à offrir. De témoignages de plongeurs australiens, ces spots surpassaient en beauté ceux de la Grande Barrière de corail. Le fait que de nombreuses épaves furent coulées lors de la deuxième guerre mondiale ajoutait encore à l’intérêt des sites. Nous avions la possibilité de visiter d’impressionnants bombardiers américains, des cargos et bien d’autres curiosités.

Le moment de prendre le chemin du retour finit par arriver, et je dois avouer que cela ne m’enchantait pas du tout. Certainement qu’il est toujours difficile de quitter le paradis, la nourriture et les frigidaires ; mais je fus très étonné de voir que cette angoisse n’était pas liée à l’imminence de mon retour dans la vallée, mais simplement à l’idée de quitter Madang et ses beautés. En effet, à l’instant où j’ai aperçu la vallée de Nogoli depuis les hauteurs de la route, tout s’est envolé, j’avais presque l’impression de rentrer chez moi, de retrouver mes amis. Je me sentais plein d’énergie et de volonté pour me remettre sérieusement au travail. Il faut aussi dire que ce break m’a permis de faire le point sur mes idées et de remettre mes notes en ordre, révélant ainsi une foule de pistes de recherche et de nouvelles théories. A mon retour à Kulu, j’ai constaté avec soulagement que les choses s’étaient un peu calmées. Ces conflits fonctionnent souvent comme ça : sans pour autant se régler, il y a des périodes d’interruption durant lesquelles chacun reste sur ses gardes, mais les combats sont interrompus, tous évitant soigneusement le territoire ennemi. Les belligérants ne se croisant plus, il n’y a plus de risque d’affrontements. La suite du conflit dépendra de la situation. S’il est possible qu’une paix soit négociée, elle le sera, mais si certaines conditions l’empêchent, alors les combats reprendront inévitablement. Ce fut le cas ici, le vieil homme qui fut tué était considéré comme quelqu’un d’important et le désir de revanche des hommes de Kulu était encore vif. La tension resta palpable pendant plusieurs semaines, mais la vie reprenait son cours à peu près normalement. Deux mois après mon retour de Madang, cette tension s’accrut considérablement et je fus obligé de considérer l’éventualité d’écourter mon séjour ; il me semblait effectivement peu raisonnable de rester six mois dans ces conditions. J’ai été voir Rick pour essayer d’arranger les changements de mes billets d’avion, sans être totalement certain que cela serait possible. Il vint me rendre visite à Kulu quelques jours après pour m’annoncer que les changement avaient pu être faits sans problèmes et sans coût supplémentaire. Je reçus la nouvelle avec soulagement. La situation se dégradait rapidement et au-delà de la tension et des incidences que cela pouvait avoir sur mon travail, je commençais à être très inquiet. Mes possibilités de déplacement s’amenuisaient de jour en jour en fonction des rapports donnés par les différents guerriers sur les mouvements de leurs ennemis, et lorsque je pouvais me déplacer, je le faisais sur des routes désertes. Je ne regrettais pas ma décision, d’autant plus que le lendemain de mon départ le conflit atteignit un nouveau stade d’intensité. Henri T., un employé de la Compagnie, fut brutalement attaqué par un de ses ennemis. Il reçut deux coups de machette dans le dos sur la place du marché, traversant sa cage thoracique jusqu’à lui sectionner les poumons. Les soins de Rick ne lui permirent que de survire deux jours à ses terribles blessures. La situation était grave pour tout le monde, même pour les employés de la Compagnie qui n’avaient jamais eu à faire face à une telle crise ; jamais un de leurs employés n’avait été tué alors qu’il était en fonction. Cette situation fut apparemment très compliquée et les événements qui suivirent furent dramatiques pour beaucoup. Le conflit avait pris une tournure inhabituelle à de nombreux points de vue et s’avéra très complexe. C’est certainement cette complexité qui expliqua la durée du conflit ; même après la fin des affrontements, il aura fallu plus d’un an avant que les compensations pour la paix ne soient enfin payées.

En effet, un conflit n’est réellement terminé que lorsque les négociations de paix déterminent qui est le responsable du conflit – ils l’appellent le « propriétaire du combat » – et que celui-ci verse des compensations proportionnelles aux pertes subies. Aujourd’hui ces compensations sont toujours versées en cochons, mais l’argent remplace les coquillages. Le paiement de la compensation permet la fin officielle du conflit. Pour un conflit important, une compensation peut facilement représenter une centaine de cochons et plusieurs centaines et parfois milliers de Kinas. Enfin, un grand Mumu, fête traditionnelle Huli, marque la célébration de la paix.

LES COCHONS

Les cochons n’ont pas simplement une importance lorsqu’il s’agit de payer des compensations pour un conflit, ils représentent le fondement de l’économie traditionnelle Huli. Ils sont partout, ils déambulent en liberté sur les chemins cherchant à se nourrir en fouissant la terre des bas-côtés. Ils ne doivent pas êtres considérés simplement comme l’unique source de protéines du régime alimentaire des Huli, les cochons sont échangés comme compensation lors des conflits, mariages, décès, décision de justice, c’est un bien d’échange hors marché sur lequel reposent toutes les structures des relations sociales ; il n’a pas de valeur fiduciaire indexée.

Traditionnellement, l’économie Huli est basée sur un système d’échanges de biens hors marché (cochons, bijoux, …) cela revient à dire que ces biens sont indexés selon des critères symboliques ou d’usage. Ce système de compensation se différencie totalement du système du troc ; en effet, dans le cas du troc, les objets possèdent avant tout une valeur d’échange ponctuelle.

Cette valeur d’échange représente le pouvoir d’achat d’un bien sur un autre ; et pour le troc, ce pouvoir d’achat ne se définit qu’au moment de l’échange entre deux parties consentantes. Dans le cas des compensations, les cochons comme les bijoux possèdent avant tout une valeur d’usage, mais aussi une valeur symbolique et ne sont généralement pas utilisés dans le cas d’un échange de biens. En effet, tous les aliments destinés à la survie de l’individu sont produits par la famille ou même le clan ; les autres biens (arcs, flèches, bilas, …) pouvant être confectionnés par soi-même ou par un parent. Les compensations ne sont réalisées que lors d’un échange social : mariage, décès, conflits… Donc ce système régit surtout les aspects sociaux de la communauté et pas seulement les aspects économiques, en cela il se différencie totalement du troc, mais aussi d’un système économique communautaire basé sur des échanges de marché.

Les compensations sont de deux types : les compensations proprement dites, c’est à dire tous les échanges concernant des événements sociaux courants et les réparations intervenant à l’issu de situations conflictuelles ; à la suite d’une dispute, ou à la fin d’une guerre mineure ou majeure.

Il est important de rappeler que les Huli ne consomment généralement pas leurs propres cochons, mais seulement ceux qu’ils reçoivent lors d’un de ces échanges sociaux. Ceci est un fait très important socialement, car le fait de consommer uniquement la production d’un autre membre de sa famille, de son clan ou même de son groupe ethnique, permet de tisser des liens entre ces membres allant bien au-delà du simple échange formalisé ; on se nourrit des relations nouées avec d’autres. Ceci est la base de la cohésion du groupe ; un individu totalement isolé ou trop marginalisé ne pourrait donc que difficilement survivre. Les cochons étant la principale ressource en viande, une famille ne pourrait presque pas manger de viande sans risquer de consommer rapidement toutes ses ressources, la plupart des familles n’ayant que quelques cochons.

La quantité de cochons ou de bijoux nécessaires lors d’une transaction ou d’une compensation dépendent de plusieurs facteurs tels que, l’appréciation subjective de la situation par les parties, la plus grande habilité de l’une des parties à conduire des négociations ou même l’état émotionnel des parties engagées. C’est-à-dire que lors de ces échanges hors marché, une valeur d’échange est déterminée en tenant compte des différents facteurs évoqués, que cela soit pour les cochons, les ornements, ou comme nous le verrons ensuite, pour l’argent.

La notion de richesse est comprise en termes totalement matérialistes : nombre de cochons, de femmes ou d’objets,… plus quelqu’un peut donner, pour des compensations par exemple, plus son pouvoir et son prestige seront grands, et il est fréquent d’essayer de placer les autres dans une situation débitrice, dans le but d’exercer un contrôle individuel.

Finalement, les biens passent de main en main, que cela soit entre personnes d’un même clan, ou de clans différents. Les plus riches pourront ainsi payer des compensations, de mariage par exemple, à des personnes peut-être moins riches, rendant les moins riches plus riche, et les plus riches plus prestigieux socialement et donc indirectement encore plus riches, car comme le disait M. Mauss, le don crée la dette.

Ce n’est pas un système fermé, car les échanges sont possibles d’un clan à l’autre, et même dans certains cas, les Huli pouvaient commercer régulièrement avec d’autres groupes ethniques. Ces échanges inter ethniques leur permettaient notamment de se procurer ces coquillages qu’ils portent en ornement autour du cou, et qui sont traditionnellement utilisés comme biens échangeables au même titre qu’un cochon, bien qu’ayant une valeur d’échange moins importante.

L’échange rituel de viande de porc est une grande célébration que l’on appelle donc un Mumu. L’importance d’un Mumu étant directement proportionnelle au nombre de cochons tués. Si je devais donner un exemple équivalent dans nos régions, je dirais qu’en importance sociale cela pourrait se comparer à ces grandes fêtes de la fin des moissons où les festivités gagnent le cœur des convives et le gibier paraît ne jamais manquer. Mais dans le cas d’un Mumu, s’il s’agit de festivités, il s’agit surtout d’un rituel codifié. Tous prennent soin de parfaitement respecter les règles de ce rituel qu’ils adorent par-dessus tout. La hiérarchie sociale s’y retrouve parfaitement respectée dans les rôles attribués à chacun, mais il y a aussi des personnes ayant un rôle traditionnellement hérité ; ce sont eux qui prépareront les cochons selon une technique particulière. Les cochons sont d’abord tués d’un coup de bûche sur la tête… parfois il faut plus d’un coup. Aussitôt ce détail réglé, l’animal est jeté dans les flammes pour une bonne dizaine de minutes, cette opération ayant pour but de griller ses poils et de pouvoir les retirer ensuite plus facilement à l’aide d’un couteau ou d’une machette. Le cochon devra ensuite être « opéré ». Le terme a une grande importance et me paraît parfaitement adéquat. L’homme va lentement et par petites incisions successives séparer l’animal en deux moitiés dont il retirera certains morceaux particuliers. Ce découpage répond à un procédé complexe et établi suivant des règles fixes ; seules quelques personnes ont traditionnellement les connaissances nécessaires pour effectuer cette opération. Après un long travail de chirurgie porcine, les organes sont enfin extraits et le sang recueilli dans un bambou pour être cuit et consommé. Les femmes récupèrent les entrailles, sauf le foie qui est réservé aux hommes. Elles iront les laver à la rivière avant de les consommer. Encore une fois, les femmes ont un certain… privilège social. Les voyant faire pour la première fois, j’avais interrogé un ami présent :

–          Qu’est ce qu’elles vont faire avec les intestins et tout ça ?

–          Elles vont les laver pour les manger ensuite.

–          Elles n’ont droit qu’à ces morceaux ?

–          Oui, mais parfois, leurs maris rapportent un morceau de viande à la maison après la fête.

–          Les femmes sont contentes de n’avoir que les intestins ?

–          Oui, très.

–          Les hommes ne mangent pas les intestins ?

–          Non, bien sûr que non. C’est pas bon pour les hommes ; parfois nous en mangeons quand on est petit, mais ce n’est pas très bon.

Evidemment, dans ces sociétés, les choses sont ainsi faites que les femmes ne gagnent pas souvent au change. Il existe pourtant une réalité cachée. Mon ami me disait effectivement que les maris rapportaient parfois de la viande à leurs femmes pour en partager un morceau ; en réalité, ils ont plutôt intérêt à le faire ! Ils préféreront toujours troquer un bon morceau de viande contre une mauvaise dispute conjugale. Malgré tout, les femmes continuent de laver des intestins et de les manger, ainsi que l’exige la tradition.

Pendant ce temps, un grand feu qui brûlait au fond d’une fosse, parfois longue d’une vingtaine de mètres, chauffe un grand nombre de grosses pierres. Celles-ci sont chauffées dans les flammes pour ensuite permettre la cuisson, mais la température les faisant souvent éclater, il faut toujours se méfier des éclats tranchants qui pourraient voler à proximité de la fosse. Une fois les pierres chauffées, une couche de feuilles de bananiers et une de fougères sont disposées dessus, puis la viande est étalée selon une disposition particulière. Une nouvelle couche de fougères et de bananes, des pierres et le tout est enterré. C’est un principe simple de four de terre, ce que désigne d’ailleurs le terme « Mumu ». La viande ne sera cuite que pendant 1h30 à 2h. Beaucoup diraient qu’ils ne mangeraient pas une viande de porc qui aura été cuite avec son sang et ses intestins pendant 10 minutes puis cuite pendant un temps très court à une température bien inférieure à celle d’une flamme. Après 2 heures, la viande est toujours rose, pas vraiment cuite, et elle n’est effectivement pas très saine rendant inévitablement certaines personnes malades. Il y a pourtant une raison à cette pratique quelque peu dangereuse : la graisse. Celle-ci est un mets de choix, chaque convive en recevra une large part et seule ce type de cuisson permet de garder cette couche épaisse et juteuse, tellement riche en énergie et qui est presque le seul apport de graisse animale du régime alimentaire. Cela est tellement important que le même mot désigne la graisse et le lait maternel ; donc impossible de cuire à la flamme pendant 4 ou 5 heures sans prendre le risque de la voir disparaître !

Traditionnellement, le cochon est l’élément le plus essentiel de la structure sociale, de l’alimentation et des plaisirs gustatifs des Huli. Mais depuis quelques années, cette importance sociale s’amenuise, laissant progressivement la place à un autre élément : l’argent.

Depuis maintenant de nombreuses années l’argent a fait son apparition dans les vallées des Huli. Contrairement aux cochons, l’argent ne permet normalement que des échanges de marché, n’ayant aucune valeur d’usage ni de valeur symbolique. Pour un occidental, cette notion d’argent est un concept complexe auquel se rattache tout un système économique que l’on retrouve à divers niveaux d’organisation : individuel, national et même mondial. Il est bien évidemment impossible pour les Huli d’appréhender des concepts d’une telle complexité, surtout du fait que la structure même de leur propre système économique est radicalement différente de la nôtre. Les Huli ne perçoivent du système économique occidental que ce qu’ils peuvent en voir dans la vallée, et cela se résume à l’argent et à une partie de l’utilisation qui peut en être faite : acheter les produits vendus dans les magasins, utiliser les transports en commun, avoir accès aux différents services (santé,…). Cela reste bien sûr un aspect extrêmement restrictif, et limite finalement l’argent à une valeur d’échange, parfois à l’instar du cochon. L’argent étant entendu par les Huli comme étant LE système économique occidental en lui-même et non un outil complexe véhiculant de nombreux concepts, ceux-ci conçoivent donc ce système comme similaire au leur, et ont incorporé l’argent dans leur propre économie en complément et plus rarement en remplacement des cochons. Donc l’argent, élément d’échanges de marché ayant une valeur d’usage définie par un système économique communautaire, devient un élément d’échanges hors marché ayant principalement une valeur d’usage.

Cela a bien sûr des répercutions importantes, tant au niveau de leur économie, qu’au niveau de la vie sociale.

L’introduction de l’argent a entraîné une forte « dévaluation » de la valeur d’échange du cochon et des ornements, mais aussi de leurs valeurs symboliques, car plus de cochons sont nécessaires pour obtenir une satisfaction identique dans l’échange. En effet, autrefois, en prenant l’exemple d’une femme d’un âge normal pour un premier mariage, une compensation de mariage s’élevait en moyenne à une quinzaine de cochons, et parfois une vingtaine d’objets. Aujourd’hui, pour un mariage similaire, la compensation s’élèvera à 30 cochons et entre 200 et 500 Kinas. Cela revient à dire que le cochon a perdu une très grande partie de sa valeur, et que les objets et ornements n’ont presque plus aucune valeur d’échange, ni symbolique dans la vallée.

Le salaire d’une journée de travail pour la compagnie (travail ponctuel effectué par des personnes engagées dans la vallée ; cela ne concerne pas les employés contractuels) est de 10 Kinas (1 Kina de l’heure). Cela ne concerne que relativement peu de personnes, souvent toujours les mêmes, et c’est peu fréquent. 10 Kinas/jour représente un salaire important. La compagnie emploie sur une moyenne annuelle 2-3 personnes par jour. Il est donc assez difficile de gagner de l’argent, ce qui rend d’autant plus conséquente la somme de quelques centaines de Kinas.

De cela découlent des conséquences sociales importantes dans la vie de la communauté. En effet, le prix de la compensation de mariage devient si élevé que les jeunes hommes ne peuvent plus se marier et c’est un problème clairement exprimé par tous.

Chansons courtes chantées le soir par les jeunes hommes :

“Maintenant les femmes vivent ici (a Kulu) et ont eu beaucoup d’argent et de cochons par les compensations, alors elles ne vont pas se marier.”

“Les compensations de mariage pour avoir une femme du village sont trop grandes. Dans le secteur de la rivière Irapi, les gens n’ont pas de cochons ni d’argent, alors ils ne peuvent pas se marier.”

“L’amie d’un homme qui n’a pas assez d’argent va se marier avec un autre homme plus riche, alors le premier homme est triste.”

Ce prix est exorbitant pour une compensation de mariage, et bien évidemment peu de jeunes hommes peuvent la payer sans s’endetter auprès de la famille de la jeune femme. Dans le cas d’un mariage, c’est l’ensemble de la famille de l’homme qui participe au paiement de la compensation, avec le plus grand apport venant du futur époux et de ses parents. Il faut donc que la famille soit en mesure de réunir le nombre de cochons et la somme demandés, ce qui est de plus en plus difficile compte tenu du nombre d’enfants par couple ; les parents et les familles se retrouvent incapables d’assumer autant de personnes.

Il est de moins en moins rare en effet de voir un jeune homme se marier à une femme plus âgée (parfois veuve) car il ne peut pas payer les compensations pour une femme plus jeune, et qu’il a besoin de quelqu’un pour s’occuper de ses jardins et surveiller ses cochons. En effet, le montant de la compensation sera évalué en fonction de l’âge de la femme, de la position sociale de sa famille, de sa propre situation (divorcée ou veuve). Il arrivait déjà autrefois que des hommes épousent des femmes plus âgées et généralement veuves, mais cela ne concernait que très rarement un premier mariage.

Les jeunes femmes resteront donc plus longtemps chez leurs parents, et ces jeunes hommes mariés à des femmes trop âgées n’auront des enfants que lorsqu’ils pourront se marier avec une femme plus jeune. Les rares jeunes hommes ayant réussi à se marier, conserveront longtemps leur dette vis-à-vis de la famille de la jeune femme ; ils auront souvent pu payer la partie de la compensation en « nature », à savoir les cochons, mais peu ou pas la partie en Kinas.

A tous ces aspects, il faut en un ajouter un autre très important : l’exogamie est de rigueur dans les communautés Huli, la plupart des mariages se faisant entre les familles, mais aussi entre les clans. Ces mariages inter claniques constituent un aspect socialement très important car il permet à la fois d’éviter la consanguinité, mais aussi de tisser ou de resserrer les liens entre les clans. Du fait de la répartition inégale d’un clan à l’autre des compensations versées par la compagnie, certains clans se trouvent dans la situation de ces jeunes et ne peuvent plus payer les compensations de mariages demandées par des clans plus « riches » ; ceci limitant considérablement les mariages entre certains clans et donc les possibilités de renouvellement du sang.

Donc, non seulement ces perturbations causent des problèmes sociaux à un niveau individuel, mais cela rend aussi l’exogamie plus difficile dans certains cas. Ces aspects rendent d’autant plus difficiles les relations entre les clans, entraînant un accroissement du relâchement du tissu social au sein des communautés.

LES RELATIONS ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

Au travers de cette description, on voit que l’on reste dans ce principe fonctionnel décrit par Lévi-Strauss : « échange de mots, échange de biens, échanges de femmes ». Il est vrai que les femmes circulent en suivant la règle de l’exogamie, partant vivre souvent loin de leur lieu de naissance. Les mariages sont généralement arrangés par les familles, répondant souvent à des nécessités politiques ou sociales. Mais le tableau n’est pas si noir pour les femmes qu’il n’y paraît au premier abord. Le fait que les mariages soient arrangés n’exclut heureusement pas le sentiment amoureux de la vie du futur couple. Beaucoup de maris traitent la ou leurs épouses avec tendresse et les femmes sont souvent heureuses en ménage. Bien qu’arrangées ces unions se font aussi parfois en fonction de ce lien amoureux, si elles sont possibles alors elles se feront naturellement.

Bien évidemment, s’il s’agit d’une situation idéale et fréquente, il n’en va pas toujours ainsi. Certains couples ne respirent pas le bonheur et dans ces cas là, les disputes sont très fréquentes, bruyantes et parfois violentes. Malheureusement, c’est presque toujours la femme qui souffre le plus de ces situations, victime des violences physiques et psychologiques de son mari. Il arrive parfois qu’atteignant ces extrêmes celles-ci s’enfuient de la maison et retournent vers leurs lieux de naissance auprès des leurs, mais ces cas de divorce restent peu fréquents et sont plus lourds de conséquences que si c’est le mari qui répudie sa femme. Autrefois, certaines femmes préféraient se suicider par pendaison pour échapper à une situation invivable, mais cela devient heureusement moins fréquent de nos jours. Que personne ne s’inquiète de trop, je ne dépeins que des situations extrêmes et heureusement peu fréquentes. Il faut garder à l’esprit que les femmes Huli sont fortes et souvent avec un caractère bien trempé que les évolutions culturelles récentes laissent s’exprimer de plus en plus librement. Autrefois, le manque de respect d’une femme envers son mari faisait encourir à celle-ci le risque de simplement se faire tuer. Aujourd’hui, la plupart des disputes sont animées et souvent publiques, plusieurs personnes s’interposant pour essayer de régler le problème tout empêchant le couple de s’entre-tuer à coups de bûche. La première année, j’ai été témoin d’une de ces affaires de couple : Tom avait commencé à faire des démarches pour prendre une deuxième épouse ce qui ne fut pas du tout du goût de la première. Les disputes se multiplièrent et un jour, lors d’un échange de mots particulièrement violent, l’épouse jalouse prit un fragment de miroir et entailla profondément le bras de Tom lui sectionnant une artère. Pendant que celui-ci était emmené en urgence auprès de Rick, son épouse vraisemblablement toujours en colère mit le feu à trois maisons avant de s’enfuir. L’exemple est extrême mais représentatif de la volonté de beaucoup de femmes de ne plus se laisser faire. Cela dépend toujours du caractère des hommes, beaucoup d’entre eux ne les laisseraient pas même leur manquer de respect sans qu’elles risquent de se retrouver dans une situation comme celles que l’on voyait autrefois. Certains hommes de Kulu me rapportèrent une histoire, qui fut confirmée par les gens de la Compagnie : il y a une dizaine d’années, une femme manqua gravement de respect à son mari. Celui-ci était un guerrier puissant et craint de tous et face à cet affront il réagit brutalement. Il tua sa femme, découpa ses bras, ses jambes et sa tête et ramena le tout empaqueté chez ses beaux-parents. Il se présenta devant le père, expliqua les raisons de son acte, posa sa machette et donna au père de la défunte l’opportunité de se venger. Celui-ci ne réagit pas, comprenant la faute de sa fille il choisit de ne pas demander réparation et l’homme reparti. Ce genre d’histoires ne manquent pas et les hommes les rappellent parfois aux femmes, certainement en guise de menace.

Traditionnellement, et toujours maintenant dans la plupart des cas, les hommes et les femmes ne vivent pas sous le même toit et ne partagent pas la même nourriture. Il y a une raison simple à cela : la biologie de la femme est considérée comme étant dangereuse pour l’homme. Si celui-ci venait à être mis en contact avec le sang menstruel ou même les fluides vaginaux de son épouse (ou de n’importe quelle autre femme), il pourrait en mourir. Donc les petits garçons quittent leur mère relativement jeunes, vers 6 ou 7 ans, avant que celle-ci ou ses sœurs ne commencent à représenter un danger. Il part ensuite vivre dans une maison avec son père ou ses frères et cousins. Cette ségrégation est vitale pour l’homme et a évidemment de très nombreuses conséquences sur la vie sociale des individus. Durant leurs périodes de  menstruations ou pour accoucher, les femmes devaient – et doivent encore souvent – s’exclure un temps de la communauté et surtout ne pas reparaître devant un homme, il risquerait tout simplement de la tuer pour ne pas risquer d’être infecté. Aujourd’hui les choses ont un peu changé. Les jeunes hommes n’ont pas appris les raisons de cette ségrégation et ne craignent plus autant la biologie féminine, ils redoutent toujours le sang menstruel pensant qu’il est vecteur de maladies. Cette nouvelles idée est parfois liée à l’existence des campagnes de prévention contre le SIDA, ou parce que c’est la seule explication qu’ils ont accepté de leurs aînés. La disparition de la peur et surtout le fait que maintenant les enfants, garçons ou filles, partagent les mêmes bancs d’école, jouent et parfois flirtent ensemble, a permis un rapprochement des individus des deux sexes et a facilité leurs relations. Il y a encore quelques années, toutes les femmes vivaient dans des maisons parfois très éloignées de celles de leurs maris, s’occupant d’une partie des cochons et cultivant leurs propres jardins pour leur subsistance. Aujourd’hui, certains couples vivent sous le même toit et partagent le même lit. Lors de mes nombreux entretiens avec des femmes à ce sujet, j’étais persuadé qu’elles verraient cette évolution d’une manière très positive, mais il n’en est rien. Au contraire, elles regrettent la situation passée et ce, malgré les difficultés de leurs relations avec les hommes. Très étonné, j’ai pressé certaines femmes de questions à ce sujet, et voilà ce qu’elles me répondirent :

Comment est la vie aujourd’hui ?

Dans le passé, la terre était fertile, les gens étaient grands, les cultures étaient grandes, tout était grand, les cochons, la terre était pleine de graisse pour produire la nourriture. Les gens étaient bons, mais aujourd’hui les gens ne sont pas très bons, parce qu’il était dit que les gens de la fin des temps n’écouteraient plus les autres gens ; comparé à autrefois, les gens ne sont pas bien aujourd’hui.

Pourquoi est-ce que ce n’est pas bien maintenant ?

Les garçons et les filles se marient trop jeunes, vers 15-16 ans.

Qu’est-ce qui a causé ces changements ?

Les enfants causent les changements car ils se marient trop jeunes.

Comparé à aujourd’hui, qu’est-ce qui était bien dans le passé ?

Dans le passé, quand ils étaient assez grands et assez forts pour se marier, alors ils se mariaient. Quand ils avaient assez de compétences, alors ils pouvaient se marier.

Dans le passé, les femmes vivaient seules, les hommes vivaient seuls et ils ne vivaient pas ensemble comme on le fait maintenant.

Comment était la situation pour une femme dans le passé ?

Les femmes dans le passé restaient avec les autres femmes et leurs mères, elles faisaient leurs propres jardins, s’occupaient de leurs propres cochons et n’essayaient pas de rester près des hommes.

Comment sont les relations avec les hommes comparé à autrefois ?

Dans le passé, les hommes restaient entre eux, et les femmes aussi. Mais maintenant, ils vivent dans la même maison. Dans le passé quand le mari disait quelque chose à la femme, elle écoutait et faisait ce qu’il disait. Aujourd’hui, parfois elle ne veut pas écouter le mari parce qu’il est trop « bossy ». Le mari se lève alors et frappe la femme.

Quelle est votre opinion sur la vie des femmes occidentales ?

La vie occidentale est très bonne parce que l’homme et la femme s’écoutent, ils vivent une vie stable. Quand on les voit, c’est très bien, on aime beaucoup.

Ce n’est pas comme ça ici ?

Non, les hommes vont toujours voir d’autres femmes, ils vont essayer d’avoir des relations sexuelles avec des femmes d’autres hommes. Quand les femmes voient que leurs maris font cela, elles essayent de faire des choses pour rendre leurs maris furieux, elles vont voir d’autres hommes.

C’était bien que les hommes et les femmes vivent séparément parce que les femmes avaient moins de problèmes ?

Oui.

Quelles sont les mauvaises choses que les jeunes font aujourd’hui ?

Ils essayent de se faire des amies eux-mêmes, en leur écrivant des lettres, ils ont des relations sexuelles. Dans le passé, les vieux arrangeaient les mariages.

Quelle est votre opinion sur l’éducation traditionnelle ?

Elle était bonne, s’occuper des cochons et des jardins, construire les maisons, certains le font maintenant.

Les enfants savent faire tout cela aujourd’hui ?

Certains seulement savent. La majorité des filles savent faire tout cela, mais seulement quelques garçons savent.

Pourquoi les filles savent et pas les garçons ?

Les garçons jouent aux cartes et parient, ils prennent de la MariaJuana, ils ne restent pas à la maison, ils vont dans des endroits comme dans les grandes villes.

Vous êtes inquiètes pour les garçons, mais pas pour les filles ?

Oui, les filles peuvent tout faire.

Quelles seront les relations entre les garçons et les filles dans le futur ?

Ce sera un problème, car les garçons dépendront des filles pour faire tout le travail.

Comment seront leurs relations ?

La vie sera très mauvaise, car beaucoup de problèmes viendront dans la famille, les hommes frapperont leurs femmes et comme les femmes ne sont pas assez fortes, ils les tueront, elles mourront. Aujourd’hui, les hommes essayent de violer les femmes dans la forêt.

Quelle est votre plus grande peur pour l’avenir ?

C’est le retour de Jesus et la fin du monde.

Pourquoi est-ce que ce sera la fin du monde ?

Les gens font de mauvaises choses, des choses interdites, alors ce sera la fin du monde. Dans la bible, il est dit que quand il y aura beaucoup de mauvaises choses dans le monde, alors la colère de Dieu détruira tout.

Parle-t-on de cette catastrophe dans la tradition Huli ?

Oui, ils en parlent aussi. Dans le passé, les vieux disaient qu’une personne du nom de Datagali Wabe au-dessus, regardait en bas. Les vieux disaient aux jeunes de ne rien voler dans la maison parce qu’il le verrait.

Aujourd’hui les jeunes volent ?

Oui.

C’est un problème pour la destruction du monde ?

Oui.

Quel est votre espoir pour le futur ?

On ne sait pas, ça sera bon ou mauvais, on ne sait pas. Maintenant on vit, mais après on mourra, ceux qui vivront verront.

Est-ce que vous avez peur pour vos enfants ?

On a peur pour nos enfants, et on prie pour eux. Nous mourrons alors nous ne sommes pas inquiets pour nous-mêmes.

Quelle est votre opinion sur les occidentaux ?

On aime leur manière de vivre et on veut la même.

Pourquoi ?

Ils mangent ensemble, ils font les budgets ensemble, ils planifient. Ils disent « avec cet argent on va faire cela, avec cet argent on va faire ceci… ». Ils sont en accord. Où ils veulent aller ils vont ensemble.

(Extrait d’entrevue avec une femme de Fugwa – Kerniba)

D’après ces femmes, que j’ai interrogé en m’assurant qu’aucun homme ne pourrait les entendre, les hommes sont des fainéants qui les trompent. Ils laissent les femmes faire le plus gros du travail, vont voir ailleurs,… Sans faire une généralité, je suis bien obligé de constater qu’elles ont souvent raison. Les femmes abattent un travail colossal dans les jardins, on peut les voir sur les chemins portant d’énormes filets pleins de patates douces avec une pelle posée sur le dessus de la tête. Pendant ce temps, beaucoup d’hommes jouent aux cartes et viennent délester ces filets d’une partie de la nourriture qu’ils contiennent. Beaucoup d’hommes travaillent très dur aussi, effectuant les travaux requérant une plus grande force physique (quoique parfois j’ai des doutes quant à dire que les femmes sont moins fortes que les hommes !), mais il faut reconnaître que le bilan général n’est pas équilibré. Donc, lorsqu’elles vivaient seules elles n’avaient à s’occuper que d’elles-mêmes et de leurs filles, aujourd’hui, elles doivent travailler plus pour nourrir les hommes pendant que ceux-ci règlent leurs affaires politiques en discutant une bonne partie de la journée.

De cette situation s’élèvent les inquiétudes des femmes pour l’avenir de leurs enfants, les éléments qu’elles décrivent peuvent déjà s’observer dans une certaine mesure et j’avoue parfois ressentir une inquiétude similaire.

Le métier d’anthropologue requiert un certain voyeurisme social, il faut essayer de s’immiscer dans la vie des clans et des familles, il est important de tout savoir. Dans le petit résumé concernant les relations entre les hommes et les femmes, il y a un aspect que je n’ai pas abordé, nécessaire pour répondre à une question que je me suis posé et que certainement beaucoup se seraient posé : « mais, s’ils vivent dans des maisons séparées, et que la biologie de la femme est si dangereuse, comment font-ils pour… ? ». Alors j’ai demandé aux hommes et aux femmes (successivement, pas simultanément sinon j’y serais encore) : et bien c’était compliqué ! Autrefois, l’homme et la femme partaient dans la forêt (c’est encore dans la nature que beaucoup de choses se passent aujourd’hui), la femme était entièrement enveloppée de feuilles de bananiers et un simple orifice était aménagé pour permettre la pénétration, cette armure végétale garantissant la protection de l’homme. Je trouve amusant qu’aujourd’hui, avec l’utilisation – occasionnelle – des préservatifs, il fassent exactement le contraire ! Au moins, tous s’accordent à dire qu’ils sont bien contents de ne plus avoir à utiliser les feuilles de bananiers, ce que l’on peut aisément comprendre.

Du point de vue des affaires du sexe, les hommes Huli restent très pudiques, devenant presque hystériques lorsque j’essayais d’aborder le sujet. Par ailleurs, la plupart des insultes se réfèrent à l’anatomie féminine et il fut très pénible d’essayer de répertorier les traductions de ces mots. Cela n’étonnera probablement personne, mais les filles sur le plan de la sexualité sont nettement plus matures que les garçons qui sont parfois complètement coincés et même paniqués dans certaines situations. Il faut dire que la découverte de la sexualité n’est pas chose facile et lorsque deux jeunes gens se font surprendre alors qu’ils s’adonnent à certains jeux, les conséquences retombent toujours sur le garçon jugé fautif d’avoir abusé de la jeune fille. Les traditions sont ainsi établies qu’il serait inconcevable qu’il en aille autrement, même si dans certaines situations, la faute revenait clairement à la jeune femme. Cette petite histoire édifiante illustre parfaitement ce que je viens d’expliquer :

Une jeune fille particulièrement entichée de Heba n’hésitait pas à lui exprimer ouvertement son attirance. Elle en vint à lui proposer d’avoir des relations sexuelles (je tiens à signaler que ce sont les amies de la fille qui m’ont rapporté ce fait et pas le garçon dans un soucis de se défendre). Il refusa en disant qu’il était trop jeune pour ça (certainement conscient des conséquences mais surtout complètement paniqué le connaissant). La gêne du jeune garçon et des autres personnes avec qui j’ai discuté ne me permirent pas de savoir exactement comment les choses se sont ensuite déroulées, toujours est-il qu’ils se firent surprendre alors qu’il lui touchait un sein. Cela donna lieu à une après-midi entière de discussions très sérieuses entre les vieux et les dignitaires de Kulu qui décidèrent du montant de la compensation à payer à la famille de la jeune fille, a priori un gros cochon et 200 Kinas, parce qu’il était hors de question pour le jeune homme de se marier. Ce qui était particulièrement troublant, c’est qu’une histoire similaire entre une jeune fille de la même communauté que la première et un autre beau parti de Kulu s’était produite quelques jours avant. Serait-ce une nouvelle forme de chantage ? Les jeunes filles essayant de s’attacher un bon parti qu’elles choisissent elles-mêmes en provoquant le mariage ; en cas d’échec, il reste la consolation de la compensation. Cette histoire m’a désolé car Heba fut puni pour quelque chose dont il n’était pas responsable. Lorsque je fis valoir l’argument que peut-être la jeune fille était responsable, on me dit que cela ne changeait rien, « la coutume est comme ça, on fait comme ça ». Reste que je me sentais mal pour mon pauvre ami qui paye d’une grande humiliation sa première expérience charnelle avec une fille. J’ai tenté de le rassurer et d’atténuer ce sentiment immense de honte, mais rien n’y fit. Les choses du sexe restent compliquées chez les Huli.

UN BLANC CHEZ LES HULI

Même si je fus considéré comme un membre à part entière de la communauté, adopté au sein d’une famille et appelé fils ou frère par ceux qui me saluaient, je restais un Honabi, un Blanc. D’ailleurs, il est important de se demander ce qu’est un Blanc exactement ? Non seulement du point de vue des Huli, mais aussi de mon propre point de vue.

Le Blanc porte plusieurs noms selon l’endroit du monde où il se trouve, ces termes sont parfois péjoratifs, ou simplement descriptifs : Gringo – j’ai toujours détesté celui-ci –, Toubab au Sénégal, Witeman en pigin, ou Honabi en Huli. J’ai remarqué que c’est un individu que l’on repère de loin et qui possède des caractéristiques particulières et étant moi-même un Honabi, je pense être à même de les définir. Généralement, je faisais toujours beaucoup rire, c’est ahurissant l’hilarité que j’ai pu provoquer. A chaque fois que j’essayais de faire quelque chose qu’ils n’imaginaient pas voir un blanc faire un jour, et surtout quand je n’y arrivais pas, tous se roulaient par terre. Mes tentatives pour faire peur aux nuées d’enfants qui m’accompagnaient souvent, trop souvent – je les appelais mes « mouches » –, ne marchait jamais plus d’une seconde ou deux, ensuite je devais continuer à marcher en supportant les cris et les rires hystériques que je ne voulais surtout pas déclencher. Heureusement je ne faisais pas uniquement rire, j’arrivais à déclencher d’autres sentiments, mais toujours d’une grande intensité et qui s’accompagnaient de grandes démonstrations théâtrales. La joie qu’ils éprouvaient à voir un Honabi se pliant à leurs usages et qui faisait des efforts pour parler leur langue était toujours clairement exprimée. Mes petits exploits, heureusement je n’échouais pas à toutes mes tentatives de les imiter, s’accompagnaient toujours de grands débordements de joie, surtout si j’arrivais à faire mieux que les autres. Par exemple, je pouvais faire la traversée à la nage des rapides d’Hanimu entièrement sous l’eau sans presque me faire déporter par le courant. Mais, il y a beaucoup d’autres choses qui plaisaient à mon entourage, mes modestes échanges de politesses en Huli ont toujours ravi mes interlocuteurs. Ils étaient admiratifs lorsque je disais que j’ai fait le voyage à pied jusqu’à tel endroit, très inquiet lorsqu’ils me voyaient manier une hache, toujours étonnés par les objets qui pouvaient sortir de mon sac, etc. Bref, le Honabi se déplace avec un gigantesque bagage d’idées reçues, parfois amusantes, parfois encombrantes. Même après tout ce temps passé comme « le-Honabi-qui-vit-à-Kulu », je ne pense pas appréhender la véritable étendue de cette image qu’ils ont des Honabis en général. Mais je dois avouer que la représentation partielle que j’ai pu m’en faire est toujours très ambiguë : à la fois risible et emplie d’un profond respect, faite d’admiration et de crainte, de curiosité et de timidité. J’ose croire qu’avec mes amis et les autres personnes qui m’ont bien connu, cette représentation a laissé place à un souvenir de moi… toujours un peu risible malgré tout.

Pour en revenir au Honabi en général, il y a un constat désolant que je suis obligé de faire, les Blancs ne sont vraiment pas doués et doivent, même si personne ne me le dirait jamais, avoir l’air franchement ridicule dans beaucoup de situations. Si je me compare à eux, le constat est pitoyable : je ne sais pas marcher, je n’ai aucun équilibre sur un pont, il me faut beaucoup plus de temps pour allumer un feu et ma résistance physique ne supporte pas la comparaison. Malgré tout, ils ont un profond respect pour ces Blancs comme moi qui essayent. A Kulu, ils en voient tous les jours qui passent dans les voitures de la Compagnie entre le camp et l’usine, ceux-ci sont très amicaux et toujours polis mais ils restent de « l’autre côté d’une ligne imaginaire ». Ils en voient aussi d’autres à Tari lorsqu’un groupe de touristes américains vient passer le week-end à Ambua Lodge à 200 US$ la nuit ! Ils sortent de l’avion, prennent des photos des gens derrière la grille – je dois d’ailleurs être sur certains de ces clichés –, montent rapidement dans les bus qui les emmèneront au Lodge et de là ils peuvent contempler les Huli à loisir, bien à l’abri de tout contact avec des personnes qui ne sont pas des acteurs payés. Ce comportement étonna vraisemblablement l’une de mes connaissance de Tari avec qui j’observais la scène.

–          Sébastien, pourquoi ils ne viennent jamais parler aux gens ?

–          Ils ont peur.

–          Peur de quoi.

–          De vous tous.

–          De nous, mais pourquoi, on n’a rien fait !

–          Je sais, mais c’est comme ça.

–          Alors pourquoi ils viennent ?

–          Pour pouvoir dire qu’ils l’ont fait.

–          C’est stupide.

–          Je sais.

Beaucoup de personnes se sentent indignées par l’attitude de la plupart des Blancs lors de leur passage dans la région. Celui qui me marqua le plus fut le passage de l’évêque catholique de Mendi à Yuni qui répondait à une invitation pour l’ouverture d’une nouvelle église. La fête avait attiré un grand nombre de personnes et de nombreux cochons furent tués pour célébrer cette visite. Cet Américain n’a pas pu s’empêcher d’arriver en retard de deux heures, puis paradant dans sa soutane blanche immaculée et sa casquette de base-ball non moins blanche, il entra dans l’église, coupa négligemment la corde de fleurs qui en fermait symboliquement l’accès, écouta stoïquement les chants de bienvenue et nous donna à voir un bel exemple du travail des missionnaires dans ce pays. Il faut déjà dire que jusque-là il n’avait pas dit un mot et à peine décroché un sourire. Totalement incapable de s’exprimer en Pidgin il eut recours à un papier pour son petit discours, ne parla à personne, laissant deux de ses acolytes organiser les choses pour la messe qu’il devait célébrer. Quelques minutes avant la fin de la célébration, nous sommes allés jeter un œil dans l’église pleine à craquer, l’évêque frappait vigoureusement le dos des nouveaux confirmés à l’aide d’une longue tige de bois. On en avait assez vu ! Cela fait partie de ces éléments que l’Eglise Catholique avait adopté de la culture Huli pour faciliter son implantation et s’assurer un grand nombre de conversions. Celui-ci est emprunté aux initiations masculines, marquant le passage vers un nouvel état spirituel et social… la confirmation donc. Il existe une multitude d’autres exemples comme ceux-ci, et lorsque j’ai interrogé un religieux à ce sujet, il m’a simplement répondu qu’il ne s’agissait que d’une adaptation nécessaire mais que cela ne remet pas en question les fondements du culte catholique tels qu’ils ont été établis. Ce avec quoi je ne suis pas d’accord puisqu’ils ont fait des concessions importantes sur le dogme sans lesquelles ils n’auraient pu s’implanter aussi profondément. Mais ces pratiques sont communes, courantes et même si elles sont révoltantes puisqu’elles portent en elles les germes d’un ethnocide inévitable et irréversible, il est trop tard. Ce n’est pas du fatalisme, c’est juste un triste constat, certaines personnes se sont faites un devoir de faire disparaître des pratiques culturelles qu’elles pensaient mauvaises. Le propre de nos cultures, principalement occidentales, est d’être profondément ethnocidaires. Ce n’est pas une volonté exprimée de voir la différence disparaître, celle-ci ne pourrait être exprimée puisqu’elle irait à l’encontre de nos principes moraux, mais la conviction de peuples entiers que leur idéologie est la plus parfaite et donc la meilleure pour tous est le moteur de l’ethnocide. Bref, certains hommes se pensent supérieurs à d’autres et pensent qu’il est de leur devoir de dire comment les autres doivent vivre… Définitivement l’Homme n’est pas capable de tirer un enseignement de ses erreurs. Ce qu’il fit il y a plusieurs siècles et qui est unanimement condamné aujourd’hui n’empêche personne de recommencer sous d’autres latitudes. Il est pourtant arrivé que certains de ces colporteurs d’idéologie se heurtent à un incompréhensible rejet ; comment est-il possible que certains hommes puissent refuser d’être aidés ou même sauvés ? Mais les idées de ces sauveteurs pouvaient toujours tenir dans une tête… réduite.

La colonisation religieuse a fait son chemin et la machine ethnocidaire est lancée, faisant lentement son œuvre commencée par les missionnaires. Mais les Huli se battent toujours avec autant de ferveur, ils sont toujours polygames si leur statut social le permet, ils fument (les chrétiens Wesleyans interdisent normalement la consommation d’alcool et de tabac) et ont toujours une peur sincère des Dama. De mon côté, je respecte leurs choix et leurs nouvelles croyances, mais je préconise souvent qu’ils se procurent une bible pour la lire et arrêter de croire aveuglément à toutes les inepties proférées par ces prêcheurs de pacotille qui n’ont certainement pas lu le livre eux-mêmes, mais qui ont parfaitement assimilé la méthode préférée des missionnaires consistant à manipuler la peur de l’invisible et de ce que l’on ne comprend pas. Tous prêchent la vie dans la peur de Dieu, d’où l’amour reste optionnel.

L’image du Blanc est très positive, les précédents paragraphes ne sont que le reflet de ma tristesse et de ma révolte face à une situation contre laquelle je ne peux rien. Les Huli réaliseront certainement un jour que la plus grande partie de leur culture sombre doucement dans l’oubli (si ce n’est pas déjà trop le cas) et une crise d’identité les poussera a tenter d’en sauver quelques fragments, mais quand ? Aujourd’hui, d’un point de vue matériel, les blancs apportent beaucoup aux populations, même si les gens de Kulu ou des autres vallées aimeraient toujours plus : la Compagnie et le gouvernement ont construit les églises, les cliniques, les écoles, les routes… surtout la Compagnie en fait. Moi-même j’ai toujours été considéré comme quelqu’un que l’on pouvait venir voir en cas de problème ou pour assouvir une curiosité. Alors un afflux régulier de personnes venait à moi avec des petites blessures à soigner (je suis sans fausse modestie beaucoup plus efficace que les infirmières de Fugwa), papiers administratifs à remplir, lettres de motivations, lire un manuel pour réparer le générateur… là ils ont vu les limites de mon savoir ! Mais surtout, je ne fus pas le seul ethnologue sur ce terrain, toutes les personnes que je côtoyais ne tarissaient pas de questions :

–          Est-ce qu’il y a des forêts chez toi ?

–          Vous êtes tristes lorsque vos proches meurent ?

–          A quoi ressemblent les villes ? C’est comme Mosby[6] ?

–          Combien vous payez pour une femme ?

–          …

La réponse à cette dernière question, qui me fut posée souvent (tous les hommes rêveraient de se marier avec une étrangère pour avoir accès aux richesses du clan de celle-ci), déclenchait de vives réprobations : « ahhhh ! ça c’est pas bien ! ce n’est pas une bonne chose ! »… on m’a toujours fait clairement comprendre que cette absence de compensation de mariage était la plus grande erreur des Blancs[7]. Toutes ces questions ainsi que les réactions que mes réponses provoquaient constituaient de précieuses informations pour ma propre recherche, alors j’étais doublement ravi d’y répondre. Tous ces interrogatoires, généralement le soir après avoir mangé, étaient le meilleur moyen d’arriver à se découvrir mutuellement. Eux essayaient de déterminer dans quelle mesure un Honabi est similaire à un Huli, et moi simplement de comprendre cette différence qui me fascine tant, cette incroyable diversité pourtant issue d’une seule et unique source : l’être humain.

DEPART DE NOGOLI

Après quelques mois, ils savaient que je n’étais pas bien différent d’un Huli et que je ressentais la même tristesse qu’eux à l’approche de mon départ de Kulu, même dans ce contexte conflictuel tendu. Effectivement, les derniers jours dans la vallée ne furent pas agréables. Les dernières semaines, j’avais travaillé pour la Compagnie, je m’occupais de réaliser une étude sur les raisons de l’obstruction passive de la population au programme d’éradication de la malaria dans la vallée – c’est d’ailleurs ce qui m’a permis de payer mes vacances à Madang. Je retournais tous les jours à Kulu pour les besoins de l’enquête et j’en profitais pour voir Hega et les autres très attristés par mon départ maintenant très proche. Rick avait appelé une de ses amies qui travaillait à Qantas, la compagnie australienne avec laquelle je voyageais pour faire le changement de mes billets sans surcoût. Au passage, il en avait profité pour intercaler un aller-retour d’une semaine chez lui à Adélaide. Je m’entendais très bien avec Rick et l’invitation m’a d’autant plus touchée ; j’allais voir l’Australie.

Le jour du départ, une voiture m’emmena à Kulu pour que je puisse voir Hega et mes frères à qui j’avais donné rendez-vous. Les au revoirs furent brefs et déchirant, Hega m’a serré la main et est aussitôt parti me tournant le dos pour ne pas que je le vois pleurer. De loin je lui promettais de revenir, je ne savais vraiment pas quoi dire. Les garçons n’étaient pas beaucoup plus joyeux… et comme je déteste les adieux moi-même, je ne me suis pas éternisé ; je leur ai donné le grand sac de toutes les affaires et objets dont je n’aurais pas eu l’utilité en France. Ils étaient très contents, surtout pour la machette encore neuve et la lampe. Ils commencèrent frénétiquement l’inspection des petits trésors que je leur avais donné, se les disputant à chaque fois qu’il en sortait un nouveau du sac. Ils étaient vraisemblablement heureux et exprimaient leur gratitude à chaque fois qu’ils découvraient un objet que j’avais promis à l’un ou que l’autre convoitait secrètement… souvent pas si secrètement, puisque j’avais reçu un certain nombre de demandes habilement formulées : « c’est très utile, quand j’irai à Mosby, j’en achèterai un ». Je les laissais à leur inventaire et je suis monté dans la voiture. Le moteur a démarré et j’ai attrapé un dernier sourire et quelques mouvements de main avant que le gros 4X4 ne se lance sur la route. La voiture s’est rapidement éloignée de Kulu, puis on a quitté la vallée et rejoint Tari. J’étais inquiet, la dégradation de la situation n’inspirait rien de bon pour les temps à venir, et mes craintes se révélèrent justifiées. Plusieurs personnes périrent lors des affrontements qui suivirent, mais mes amis ne furent pas inquiétés, évitant soigneusement les problèmes, sauf certainement Hengepe, déjà plus âgé et au tempérament de guerrier, mais lui non plus ne fut heureusement pas blessé.

Me confronter à la réalité de Port Moresby, à Ma réalité… C’est extraordinaire à quel point un simple pas peut changer un monde. Arrivé à Tari, j’ai continué d’évoluer et d’agir en fonction des marques que je m’étais faites, presque des habitudes. J’étais bien loin de l’état d’esprit auquel je m’étais confronté lors de mon arrivée, ce jour là , je me sentais comme chez moi, presque triste de quitter cet endroit qui n’a pourtant rien de séduisant. Cet état d’esprit, mes pensées et même ma manière d’agir semblèrent changer totalement à l’instant où j’ai posé le pied à l’intérieur de l’avion. Je retrouvais un accès direct à tout ce que je connaissais, ce avec quoi j’ai toujours été naturellement familier : nourriture emballée, boissons emballées, comportements emballés… tout paraît conditionné dans cet environnement. Je pensais sincèrement vivre cela comme une délivrance, que cela me manquait et que j’avais des difficultés à me sentir coupé de tout cela, mais ce fut le contraire. Je me suis senti presque oppressé, tout semblait aller trop vite ; même Port Moresby paraissait être une mégapole stressée et sur-active. Ma semaine à Adélaide m’offrit l’opportunité d’une transition avant de revenir dans ma propre tribu et de commencer, quelques mois après, à penser à mon prochain séjour dans la région de Tari. Ces quelques jours furent calmes et agréables et j’avoue que si j’étais impatient de retrouver ma famille, j’appréhendais un peu. Je ne sais pas, je me sentais moi-même en décalage… j’imagine que le choc des cultures est énorme comme on le dit souvent. Le fait d’être avec Rick, qui a travaillé depuis si longtemps en Papouasie, était particulièrement appréciable ; je n’avais pas à me replonger tout de suite dans cet univers que je venais de quitter, je pouvais tranquillement revenir à ma réalité… avec un bon steak et un verre de vin bien sûr !

FUGWA : MON DEUXIEME TERRAIN

Les deux périodes de terrain qui suivirent se firent dans le cadre de mon doctorat. Le sujet était similaire, simplement plus complexe et plus développé. J’avais décidé de ne pas retourner à Kulu parce que je voulais m’écarter un peu de la zone d’influence de la Compagnie. Je pensais rendre quelques visites à mes amis de Kulu, la distance entre les deux communautés ne demandant que deux jours de marche au travers de magnifiques vallées. J’envisageais ces déplacements avec plaisir, seulement, je n’avais pas imaginé que la situation serait toujours instable, me forçant à rester cantonné loin de cette zone. Je du me résigner à ne pouvoir communiquer avec Hega et mes frères que par messages interposés, transmis par le biais d’employés de la Compagnie que je croisais parfois à Tari.

La bonne nouvelle c’était que les bandits avaient déserté les routes, me permettant d’aller souvent à Tari pour travailler sur mon ordinateur maintenant que l’électricité y était rétablie. En effet, dans le cadre d’un projet de développement communautaire, PJV, la compagnie qui exploite la mine d’or de Porgera, avait remis le petit barrage hydroélectrique alimentant Tari en état. Il devenait possible de boire un Coca frais, de manger de la nourriture préparée dans certains magasins, bref Tari semblait revivre un peu. Même les quelques éclairages de la ville, que je n’avais jamais remarqué jusque là, fonctionnaient à nouveau, offrant à certaines rues une image moins sinistre. Sur les trois mois passés à Fugwa j’aurais passé quinze jours à Tari, enfermé dans la petite chambre sale de la WCA Guest House. Mais si sale qu’étaient les draps, ils étaient posés sur un matelas et ça c’était providentiel. Comme je l’avais dit, le matelas gonflable que j’avais acheté pour une somme modique ne s’était jamais gonflé, me condamnant ainsi à passer trois mois à dormir sur des planches. La dureté des planches ne fut pas le plus ennuyeux que j’ai eu à endurer.

Kerniba est implanté dans une vallée beaucoup plus petite que Nogoli à deux heures de PMV de Tari et environ 50 Km de Kulu. J’ai vite ressenti les conséquences de l’éloignement de la Compagnie. Les conditions de vie étaient loin d’être les mêmes : les petits magasins que la présence de la Compagnie avait probablement aidé à se développer étaient inexistants ici, juste une simple petite échoppe vendant très cher quelques produits de base. Le climat fut un autre facteur déterminant quant à la difficulté des conditions de ce terrain. Fugwa se situe à presque 2000m d’altitude et les précipitations y sont encore plus abondantes qu’à Kulu, si bien qu’il pleuvait presque tous les jours et parfois toute la journée. Ma vie et mon régime alimentaire s’avérèrent donc particulièrement austères mais je me plaisais malgré tout dans cette petite vallée. La famille avec qui je résidais contribuait particulièrement à cet état de choses. Yorobi, Kathy et leurs filles furent vraiment des gens charmants qui ont tout fait pour me faire plaisir. Tous les soirs nous partagions notre repas en famille en discutant gaiement. Mes connaissances en Huli s’étaient considérablement améliorées et je pouvais communiquer lentement avec les invités qui venaient tous les soirs manger avec nous et je comprenais sans peine les sujets des conversations, pouvant parfois même intervenir et donner mon avis… si cela ne demandait pas de phrases trop élaborées. Kathy et Yorobi parlaient un très bon anglais, mais les filles, peu ou pas scolarisées (il n’y a que 10 à 20% de filles dans les écoles) parlaient à peine le Pidgin.

La proportion d’enfants scolarisés n’est que peu élevée du fait des frais qui incombent aux parents. En effet, une année d’école primaire coûte plus que ce que certaines familles perçoivent chaque année, et ces prix augmentent presque proportionnellement en fonction des niveaux d’étude atteints. Généralement l’ensemble de la famille contribue à la scolarisation des enfants, surtout si un membre de cette famille reçoit un salaire pour un emploi dans une grande ville par exemple. Dans ce cas précis, c’est cette personne qui paiera pour tous les enfants. Yorobi avait été longtemps employé de compagnies diverses, ce qui lui permit d’accéder à un statut social important, le laissant envisager une carrière politique locale.

Effectivement, Yorobi menait une campagne politique active pour devenir un élu local, l’équivalent du maire. Il était toujours par monts et par vaux, discutant à longueur de journée d’affaires politiques très sérieuses. Cette situation ne m’arrangeait guère car Yorobi était la personne qui m’était recommandée pour m’assister dans mes recherches, et s’il m’assurait que ses aspirations politiques ne posaient pas de problème pour trouver le temps de m’aider, quelques jours suffirent pour me prouver le contraire. Fort heureusement, un neuveu de Yorobi, Kari, un étudiant au Bible College de Mt Hagen, travailla avec moi le plus clair du temps. Il put me servir d’interprète lors des nombreuses entrevues que j’eue avec les Pina de Kerniba, un petit district de Fugwa. J’étais très content de travailler avec Kari car il avait un anglais parfait et il arrivait toujours à comprendre ce que je ne disais qu’à demi-mot. Son âge et son éducation avancée en faisaient un assistant parfait, je n’avais donc rien à regretter par rapport à Yorobi. Nous pûmes travailler ensemble parfois, et ce malgré son emploi du temps chargé, mais ses problèmes d’élocution – vraisemblablement dus à une attaque cérébrale de malaria – et une langue de bois digne de tout politicien ne servaient pas du tout mes intérêts. Son absence constante m’évita d’avoir à essayer de lui faire comprendre sans qu’il se vexe que je préférais travailler avec Kari, de toute manière ça paraissait l’arranger car ainsi il pouvait se concentrer pleinement sur sa carrière naissante.

Ses aspirations ne furent pas trop déçues. Quelque temps après mon départ de Fugwa, Yorobi fut élu Counsilor de Kerniba mais vit le siège de Président des Counsilors lui échapper par un vote. Les Counsillors sont les seuls représentants du gouvernement présents au sein des communautés. Leur rôle est principalement celui d’un médiateur et d’un conseiller dans le cas de situations conflictuelles, et ce rôle est essentiel. Il n’y a pas de poste de Police à Fugwa, ni à Koroba. Le poste le plus proche est à Tari et les véhicules ne viennent jamais patrouiller dans ce secteur. Même le PMV ne va pas jusqu’à Fugwa, il s’arrête à Koroba, obligeant les habitants de Fugwa voulant se rendre à Tari, comme je le fis moi-même souvent, à se lever à 4h30 du matin pour marcher de nuit jusqu’à Koroba pour prendre le PMV vers 6h30. Le poste que prisait James Pamburi lorsque je suis arrivé pour mon premier terrain était celui de Sitting member, un parlementaire représentant une région entière comme « Tari-Pori » ou « Koroba-Kopiago ». Le siège de parlementaire offre de nombreux attraits, notamment financiers durant les cinq années du mandat. Les candidats ne se présentent pas pur altruisme envers leurs concitoyens, d’ailleurs ils ne font presque jamais rien pour les gens qui les ont élus, les routes restent dans un état désolant et les services de santé et d’éducation ne s’améliorent jamais… pire, ils ont tendance à se dégrader lentement, si ce n’est pour l’entretien et les réparations occasionnellement effectués par la Compagnie de Hides. Il faut dire que ces campagnes coûtent une vraie fortune aux candidats qui sont littéralement obligés d’acheter les votes des gens. Il ne faut pas se tromper, comme un ami me l’a dit un jour : « il n’y a pas de corruption dans le gouvernement en Papouasie-Nouvelle-Guinée, simplement parce qu’il n’existe pas de loi la condamnant ». Ce principe d’acheter les votes des gens est un fondement du système électoral et tous le savent. Les candidats savent qu’ils sont obligés de distribuer quelques Kinas à toutes les personnes qu’ils veulent voir faire parti de leur électorat et les votants éliront naturellement celui qui leur aura donné le plus. C’est donc un cercle vicieux qui empêche ce principe de disparaître et de voir la démocratie rétablie. Il est toutefois étonnant de constater que tous déplorent cet état de choses, mais que personne ne voit comment il pourrait en être autrement. J’ai souvent demandé aux gens qui m’entouraient pour qui ils pensaient voter et quels étaient les candidats qu’ils jugeaient digne d’être élus. Etrangement, ces deux catégories ne regroupent que rarement les mêmes individus. Ce paradoxe s’explique par l’excès de civisme des gens. En effet, ceux-ci votent toujours en masse et ont pleinement conscience de l’importance de leur devoir civique. Donc, lorsqu’ils doivent choisir un candidat pour qui voter, un principe souverain s’impose : « il ne faut pas que je gâche mon vote, il faut donc que je vote pour celui qui va gagner ! »… et dans ces régions, celui qui va gagner est toujours celui qui peut payer le plus et qui généralement est le moins scrupuleux.  Une fois élus, ces parlementaires se font rapidement construire quelques maisons à Port Moresby ou même en Australie, amassent une somme rondelette (je ne veux pas savoir comment) et se préparent ainsi une retraite confortable… tous doivent garder à l’esprit qu’ils n’ont que cinq années pour tout faire. Parfois ces parlementaires, comme celui qui fut en place jusqu’en 2002, Horawe Agawi, apprécient un peu trop cette abondante source d’argent et tentent de forcer le destin en aidant leurs concitoyens à faire le bon choix dans l’isoloir. Ainsi Yorobi m’a conté les événements qui perturbèrent grandement la tranquillité de Fugwa l’année avant mon arrivée. Ce sont ces événements qui sont à l’origine de l’annulation des élections dans la Province et la mise en place en 2003 d’élections supplémentaires. L’histoire complexe, dont les répercussions se sont faites ressentir jusqu’à Port Moresby est partie d’une altercation malencontreuse comme le montre cette retranscription d’un enregistrement :

31 jeunes hommes ont été entraînés et armés par des ex-policiers et ex-militaires pour constituer une police privée sous l’autorité du « Commander » et du sitting member Horawe Erupa Agawi.

Quelques temps avant les élections, Horawe a déclaré qu’aucun candidat n’aurait le droit de venir faire campagne dans le région Nord-Koroba, du fait qu’il se considère comme le seul représentant de ce secteur.

Ben Puri, l’un des candidats pour Koroba-Kopiago, concurrent direct de Horawe, avait décidé d’aller faire campagne à Tangi. Conscient de ce problème d’interdiction, pourtant illégale, il a demandé à une voiture de police de l’escorter jusqu’à Tangi. La voiture en question devait emmener un businessman jusqu’à Koroba, et les policiers ont accepté d’escorter Ben Puri. Sur la route, après Koroba, les policiers ont arrêté un jeune homme porteur d’une arme qui se tenait près de la route (un des 31 jeunes de la police privée apparemment). En arrivant ensuite à Kerniba, où se trouvait réunie une foule importante pour un paiement de compensation, la voiture de police, en tête du convoi, fut stoppée par la foule (16h30).

A cet instant, le commander arrêta la voiture de police et leur demanda qui était le ministre qu’ils escortaient. Les policiers lui répondirent qu’il n’avait pas à poser ces questions, mais le commander recommença à demander.

La tension est montée, et le commander a ordonné à ses hommes de se battre avec les policiers. Les hommes se sont battus avec des armes lourdes, des arcs et des haches. Dans la confusion de la bataille, plusieurs personnes essayèrent de pénétrer les véhicules pour voler les armes ou ce qu’il y avait dedans.

La voiture de police réussit à faire demi-tour malgré un pneu crevé et à s’enfuir avec le candidat à bord. A ce moment, le garçon qui avait été arrêté précédemment, avait été blessé et sorti de la voiture ; mais un garçon qui avait réussi à pénétrer dans la voiture fut enfermé. Personne ne sait si ce garçon avait été blessé durant le conflit ou tué ensuite par les policiers, mais quoi qu’il en soit, son corps fut rejeté de la voiture une centaine de mètres après Kerniba.

Du fait du pneu crevé par une balle, la voiture de police fut incapable de gravir la montagne et les quatre policiers et le candidat continuèrent leur fuite à pieds (17h30).

Pour une raison apparemment inconnue, ils décidèrent de s’enfuir dans la forêt depuis la route. Depuis le conflit à Kerniba, les 30 garçons (un ayant été tué), la famille du garçon tué et une grande partie de la communauté prirent les cinq hommes en chasse. Tous passèrent la nuit en forêt, un des policiers parvint à s’échapper, un fut tué et les deux autres et le candidat furent capturés par les hommes du commander. Ils furent gardés une semaine comme otages dans des conditions déplorables : juste en sous-vêtements et t-shirt, ils se virent offrir de l’eau mélangée à de l’urine et des aliments mélangés avec le sang du garçon mort (je ne peux pas confirmer cela, si Yorobi m’assure que c’est vrai, je n’en ai entendu parler que comme étant des rumeurs).

Après deux ou trois jours, Anderson Agiru, le gouverneur de la Province, vint négocier leur libération. La famille demanda 500.000 Kinas de compensation pour la mort du garçon. Ils reçurent 200.000 Kinas ; 140.000 pour la mort du garçon et 60.000 pour celui qui avait été blessé, et les otages furent libérés (les sommes me paraissent astronomiques, il est possible qu’elles soient exagérées).

Quelques temps après, le commander et ses hommes commençèrent à menacer les habitants de Fugwa pour les obliger à voter pour Horawe (il ne fut pas encore directement désigné comme responsable des problèmes survenus). Ils utilisaient des menaces directes : promesse de tirer sur la personne si elle ne votait pas pour Horawe ou de prendre ses possessions.

Quand la période des élections arriva, les officiels responsables de l’élection, apparemment partisans d’Horawe, amenèrent les bulletins de vote à Tangi. Les gens savaient que les officiels truqueraient l’élection, puisque le commander leur avait dit que ce n’était pas la peine qu’ils aillent voter et que tout se ferait sans eux. Leur plan étant de remplir et de remporter les boîtes avec les bulletins en large faveur d’Horawe.

Edward Maloba qui connaissait le problème en cours concernant les élections et qui était chargé d’apporter les boîtes par hélicoptère, demanda au pilote de s’arrêter à Hedemari où il enferma les boîtes pour empêcher Horawe de gagner et pour les remplir avec les bulletins de Ben Puri qu’il supportait (c’est pas vraiment mieux que l’autre !). A Tangi, les boîtes furent tout de même remplies et données pour comptage. Horawe fut donc élu à nouveau jusqu’à ce que Ben Puri dépose une plainte, que l’élection soit annulée et Horawe emmené devant une commission.

La démocratie est donc parfois mise à mal en Papouasie et les populations n’ont qu’une confiance très relative dans leurs élus. Mon départ de Fugwa coïncida d’ailleurs avec le début des élections supplémentaires dans la région.  Cette fois-ci, le gouvernement central, qui n’est généralement qu’une entité abstraite résident à Mosby, s’impliqua réellement pour lutter contre les problèmes qui frappèrent Fugwa et mobilisa près de 2000 policiers armés de tout le pays pour garantir le bon déroulement de ces élections. Ceux-ci furent très actifs, patrouillant toute la journée, fouillant les maisons à la recherche d’armes éventuelles, réprimant sévèrement tout ce qui pouvait se rapprocher d’une tentative de trouble de l’ordre publique. Les conditions de travail n’étaient vraiment pas idéales, la population était à la fois rassurée par cette sécurité renforcée et tendue par les raids répétés qu’elle effectuait dans toutes les communautés. Horaweet le Commander étaient d’ailleurs recherchés pour être arrêtés, mais un an après ils étaient toujours en liberté. Horawevivait entre Port Moresby et l’Australie et le Commander s’était réfugié quelque part près de Mt Hagen.

LE TEMPS EST PARFOIS LONG !

Ce genre d’événements reste heureusement rare, mais je dois dire que cela a l’avantage d’apporter un peu d’animation dans une vie parfois trop tranquille. Durant les périodes de terrain, le travail et la collecte de données sont très importants, mais sont loin de représenter une activité à temps plein. Certains jours je ne pouvais même pas travailler du tout, un violent orage m’empêchait de me déplacer, mon traducteur était absent, ou un ensemble d’autres raisons sur lesquelles je n’exerçais qu’un contrôle relatif, pour ne pas dire inexistant. Et les jours où je travaillais activement, cela ne durait que le temps d’une entrevue ou d’une discussion, donc quelques heures sur toute la journée. Heureusement, cela ne constituait pas les seuls aspects de mon activité de terrain. Il y avait surtout un gros travail de recherche passive, par l’observation. Je regardais comment se déroulaient certains événements, j’écoutais ce que les gens avaient à dire entre eux et je prêtais attention à leurs réactions. Puis venait tout le travail que j’effectuais seul : travaux d’écriture et de mise en forme de mes notes et aussi beaucoup de temps de réflexion, je devais laisser décanter ce qui avait été assimilé pour laisser se dégager les éléments importants et qui pouvaient nécessiter une analyse plus approfondie. Parfois un simple mot au milieu d’une phrase prononcée peut avoir des répercussions importantes, confirmer ou infirmer une théorie naissante ou même ouvrir la voie à une nouvelle théorie. Et durant ces terrains, ce n’était pas un problème, on a tout le temps de penser, c’est souvent ce que l’on fait le plus.

Le terrain à Fugwa fut particulièrement difficile pour cela. Les pluies incessantes et la relativement faible densité de la population ne me permettaient pas une activité quotidienne très soutenue, parfois rien ne se présentait pendant plusieurs jours d’affilé et l’idée d’être gelé et trempé ne m’enchantant que très peu, je ne sortais que lorsque c’était utile. Alors les heures devenaient longues et l’ennui s’installait. L’ennui fut particulièrement présent à Fugwa, beaucoup plus qu’à Kulu. Là-bas, il y avait toujours du monde, quelque chose à faire et il y avait plus de soleil c’est vrai. Le temps se perçoit différemment. Après quelques semaines on s’habitue à prendre du temps et même à en perdre volontairement parfois. « Reporte toujours à demain ce que tu peux faire aujourd’hui ! »… au cas où tu ne saches pas quoi faire demain. On marche doucement, on s’assoie pour discuter ou pour regarder le paysage et les gens qui passent. Car il ne faut pas se leurrer, je suis certain qu’eux aussi s’ennuient, il n’y a qu’à voir l’excitation que produit le moindre événement. C’est simplement qu’ils ne perçoivent pas cela de la même manière que moi ; ils auront tendance à aller d’un point à un autre juste pour dire quelque chose à quelqu’un ou voir ce qui se passe ailleurs. Les discussions remplissent de longues portions de temps dans les journées des hommes et des femmes, cela donne souvent du courage pour soulever les pelles ou les cartes à jouer.  Hega a dit un jour à Laurence Goldman, mon directeur de recherche, et ce fut le titre de son premier ouvrage : «  Talk never dies », La parole ne meurt jamais et c’est vrai. Les Huli parlent, beaucoup et longtemps et ce, même si de notre point de vue le sujet ne mériterait que quelques minutes d’attention. Les choses sont dites et redites, de toutes les manières possibles en utilisant toutes les tournures possibles. Chacun donnera son point de vue et fera en sorte que tous puissent le comprendre sans aucune ambiguïté de sens. Il en allait d’ailleurs de même avec moi. On m’expliquait dix fois, vingt fois la même chose, encore et encore, et j’ai vite pris l’habitude de laisser faire mon interlocuteur, ponctuant son monologue de quelques « oui, oui », « ok, ok », « je comprends ». La première phrase aurait suffi pour que je comprenne le fond du problème, mais il est aussi important d’écouter tous les détours qui seront pris, vides de nouvelles informations. Cela avait fait beaucoup rire certaines personnes observant ces conversations :

–          Qu’est-ce qu’il a dit ?

–          La même chose.

–          Ah ok.

–          Et là, qu’est-ce qu’il a dit ?

–          Toujours la même chose.

–          Encore ?

–          Oui.

–          Mais ça fait dix minutes !

–          Je sais.

Les décisions sont longues à prendre, et l’unanimité étant nécessaire, il faut le talent de grands orateurs pour arriver à accorder tous ces esprits au travers de longues heures de pourparler. Et s’ils parlent beaucoup, parfois ils ne disent pas ce qui est important et qui constitue la seule raison pour laquelle ils sont venus me voir ; ils me laissent le soin de deviner, de lire entre les lignes. Ce n’est qu’une question d’habitude et aujourd’hui je sais, sans même avoir à réfléchir, ce qu’ils vont me dire ou me demander. Plus c’est tortueux plus il y a de chance qu’ils aient quelque chose d’important à demander. Ainsi, il ne faut jamais sous estimer l’importance d’une allusion évasive à quelque chose, sauf si on le fait volontairement bien sûr, c’est un jeu subtil de diplomatie dans lequel il ne faut jamais donner d’affirmation ni même employer le conditionnel. Dire que l’on va essayer de faire quelque chose ou que l’on va peut-être leur donner quelque chose se transforme aussitôt en une promesse sur laquelle ils ne comprendraient pas que l’on revienne. Ainsi, à toute question ou demande, je répondais que je ne savais pas ; par principe, et même s’il était dans mon intention de faire ou donner quelque chose sans qu’on me le demande, je leur demandais de revenir dans quelques jours parce que pour l’instant ce n’était pas possible. Je jouais leur jeu, suivant leurs règles et je jubilais intérieurement quand je voyais à leur expression que j’avais réussi à ne pas me faire mener par le bout du nez comme cela pouvait arriver souvent au début. Je l’avoue, c’est aussi une petite vengeance que je prenais à chaque fois, une revanche légitime sur les kilomètres que j’avais parcouru pour rien ou les heures d’attente inutiles, tout ce temps que j’avais perdu parce qu’ils ne donnaient jamais d’informations complètes, quand ils ne me mentaient pas sciemment. Ils ne me mentaient pas pour être désagréable, au contraire, ils me mentaient pour me dire ce que j’avais envie d’entendre sans penser aux conséquences de leurs mensonges. C’est par excès de prévenance, « je viendrai te voir demain après-midi » et pourtant je savais moi-même qu’il ne pourrait pas. Si je devais planifier un déplacement, il fallait que je m’assure plusieurs fois que les personnes qui devaient m’accompagner seraient là le lendemain matin au moment du départ. Il faut savoir lire les émotions sur les visages car parfois ils disent « oui, pas de problème » et on voit bien à leurs yeux, ou à leur façon de se tenir que c’est plutôt non, ou alors oui, mais j’ai vraiment pas envie. Alors la diplomatie oblige à certaines largesses, mais sans que cela ne soit clairement requis :

–          Tu n’as pas envie de partir pour aller à Yaluba ?

–          Si, si.

–          Ah tant mieux ! Mais dis moi, je suis inquiet.

–          Qu’est-ce qu’il y a ?

–          J’ai peur qu’il ne pleuve demain.

–          C’est possible.

–          Heureusement j’ai cette deuxième cape de pluie ; si tu veux, je pourrai te la donner pour demain et tu la garderas ensuite.

Evidemment l’expression changeait instantanément du tout au tout ! et je savais qu’il serait à  l’heure le lendemain. Pour être exact, il fut même en avance et il avait insisté pour garder la cape de pluie qu’il a même enfilée sous un soleil de plomb.

Pour soutenir cette parole qui ne meurt jamais, il était nécessaire d’avoir une langue adéquate, et le Huli répond parfaitement aux rigueurs de ce rôle. C’est une langue complexe car elle demande une maîtrise parfaite du sous-entendu. Sa grammaire n’est pas très compliquée et ses conjugaisons relativement régulières, mais logiquement il y a une quasi-absence de concepts rendant sa pratique difficile pour un occidental. Il s’agit d’une langue purement contextuelle, je veux dire que les suffixes ajoutés au verbe en fin de phrase portent la signification du contexte dans lequel ils sont utilisés. Je donne un exemple :

-da est un suffixe signifiant l’existence d’une preuve visible. Ainsi :

– Hariga ogoni luore              = ce chemin est très long (chemin/ce/long-très)

– Hariga ogoni luoreda          = ce chemin est très long (je le sais, je viens de le parcourir).

-bada est un suffixe signifiant une supposition en fonction de ce que l’on peut savoir du contexte. Ainsi :

– Anda ogo bayaleore             = cette maison est très bien (construite par exemple)

– Anda ogo bayaleorebada     = cette maison est très bien (je ne l’ai pas vu, mais connaissant les talents de constructeurs de maisons de X, j’imagine qu’elle doit être très bien construite).

Et la pensée se calque naturellement sur cette structure et ces modes d’utilisation. Ainsi, ce qui est impliqué dans le cadre d’une requête n’est jamais exprimé directement, il ne doit s’agir que d’une implication déductible des propos de la personne. Par exemple :

–          J’attend pour un nouveau travail, mais je ne peux pas l’avoir pour l’instant.

–          Pourquoi ça ?

–          Parce qu’ils veulent une lettre de motivation.

–          Tu ne l’as pas encore écrite ?

–          Je vais le faire, j’attends que mon frère m’apporte ce qu’il faut pour écrire, mais pour l’instant je suis très embêté.

–          Si tu veux, je peux te donner un stylo, si tu en as besoin.

–          Oui, c’est une bonne idée.

–          Pour être plus rapide, je peux l’écrire pour toi, je suis très doué pour ce genre de choses, tu me dira quoi écrire.

–          Oui, c’est une bonne idée merci.

Il n’avait pas de stylo et surtout je savais qu’il ne savait pas écrire. Ce n’est pas par fierté qu’il ne m’a pas dit qu’il ne savait pas écrire, c’est souvent le cadet de leurs soucis ; ils n’ont que très rarement besoin d’écrire quoi que ce soit. Je n’ai vu Wandipe écrire qu’une ou deux fois. S’il n’ont aucune honte à ne pas savoir quelque chose, ils en savent beaucoup d’autres, il est toujours préférable qu’ils ne me demandent pas mais que je leur propose. Certains pensent parfois qu’il n’est pas nécessaire de prendre des gants avec un Honabi et tentaient régulièrement de mettre ma générosité à l’épreuve. Ces expériences se soldaient généralement par mon agacement que j’exprimais, souvent devant d’autres personnes pour dénoncer leur manière d’agir. Alors les relations pouvaient reprendre un cours normal et la personne m’amenait aussitôt un petit cadeau me signifiant qu’il n’avait jamais eu l’intention d’accepter mes présents sans qu’il n’y ait de retour. Fort heureusement, ces cas sont rares et ne concernent que des personnes que je ne connaissais que peu ; jamais je n’ai eu à déplorer ce genre d’incident avec l’un de mes amis. Ces relations sont un savant mélange de dons et de contre-dons, le don créant la dette. Je me suis servi parfois de ce principe, en donnant gratuitement un objet d’une valeur importante, ou même de l’argent à une personne dont j’attendais qu’elle me rende un service important dans le futur, mon cadeau l’empêchant de refuser de me le rendre.

Je n’ai bien sûr jamais eu à agir de la sorte avec mes frères ou Hega, simplement avec les autres personnes qui ne faisaient pas directement parti de mon cercle familial ou d’amis. Tous avaient conscience que les choses fonctionnaient ainsi et cela s’appliquait à tous comme à moi.

Cette diplomatie complexe remplissait mes journées, les animaient un peu. Tout était bon pour briser l’ennui et la routine installée. Yorobi étant souvent en vadrouille, j’en profitais pour effectuer un large travail de fond avec les femmes de Kerniba. Kathy était la présidente du WCA de Kerniba qui ne comptait que trois membres. Ces associations de femmes offrent des avantages importants, tant au niveau de la vie quotidienne que d’un point de vue moral. Elles s’entraidaient pour les travaux difficiles en partageant les tâches, et compensaient l’éloignement de leurs terres et de leurs familles d’origine en reconstituant un noyau fort avec d’autres « expatriées ». Ainsi, j’ai pu amasser un très grand nombre d’informations et de données que Kathy et Wesi (elles furent les plus présentes et surtout les plus loquaces) partagèrent avec moi au fil des semaines. Je préfère les informations que l’on peut collecter auprès des femmes, elles ont toujours une meilleure compréhension, ou simplement une véritable connaissance des choses pratiques touchant à la vie sociale… en fait, c’est leur objectivité que je recherchais surtout, car les hommes manipulent le pouvoir et préfèrent toujours montrer la face la plus valorisante des choses qui les touchent. Les femmes ne connaissent aucune généalogie et très peu de mythes ou légendes, déjà parce que personne ne leur apprend, les femmes devant être traditionnellement gardées dans une certaine ignorance, ce qui constitue une certaine forme de pouvoir pour les hommes, mais aussi parce qu’elles s’en soucient peu, elles ont d’autres cochons à fouetter !

Qu’est-ce qui fait le pouvoir social des hommes ? et surtout qu’est-ce qui permet que les hommes aient une supériorité sociale sur les femmes Huli ? La question est complexe et ne trouve pas sa réponse dans une simple explication fonctionnelle.

La première constatation qui frappe l’observateur dans les rapports entre les hommes et les femmes est la différence dans leurs rapports à la sexualité, aussi bien que dans leurs comportements s’y rapportant. Tout d’abord biologiquement un constat essentiel doit être gardé à l’esprit : la femme est la seule capable d’enfanter et l’homme vit avec une production d’excitations endogènes dans un but de reproduction nettement plus important que dans le cas de la femme. De ce point de vue, elle possède un grand pouvoir sur la biologie de l’homme puisqu’elle détient les clefs des possibilités de conservation du groupe et de l’espèce, mais aussi celles de la possibilité de satisfaire un besoin d’abréaction des hommes. On pourrait s’étonner de voir que ce pouvoir biologique n’apparaît pas socialement, d’ailleurs le nombre de sociétés matriarcales est très réduit et dans la majorité des groupes sociaux, l’homme se veut détenteur du pouvoir social. Cet étonnement serait justifié si j’omettais de préciser un élément important : si les hommes ont une production d’excitations endogènes à but sexuel plus important que dans le cas de la femme, ils ont aussi une production d’excitations endogènes liée à l’agressivité qui est plus importante. Cette agressivité ayant un intérêt vital du point de vue de la conservation de l’espèce ; elle est à la base de la plupart des relations sociales, quelles qu’elles soient. Donc le pouvoir social se base sur des rapports de forces, rapports de forces entre les mâles pour des besoins de sélection et rapports de forces entre hommes et femmes, dans le but pour l’homme d’assurer ses possibilités d’abréaction. Ces rapports et le pouvoir social des hommes se basent donc sur la dépossession des femmes de leurs pouvoirs biologiques. Dans ce cas, le groupe vient modifier et rediriger une réalité biologique dans le but d’assurer la stabilité de sa structure propre et sa propre survie – et comme toujours, par extension celle de l’espèce. Il y a une nécessité sociale de l’agression et c’est sur celle-ci que reposent les structures sociales de la majorité des groupes sociaux humains. La stabilité sociale sera donc permise par la domination sociale de l’homme sur la femme, domination qu’il assurera par la violence – nous ne parlons pas ici de violence physique bien que celle-ci existe parfois – comme l’énonce Maurice Godelier : « ce qui est acquis dans la violence doit être conservé dans la violence » et les règles et structures sociales légitiment ce principe le plus souvent.

De nos jours et principalement dans les sociétés occidentales, les relations entre les sexes tendent vers une « égalité ». Je pense ce terme « d’égalité » extrêmement mal choisi du fait d’une impossibilité d’égalité entre deux entités à la fois différentes dans leurs structures et leur fonctionnement, et complémentaires. Il devrait s’agir d’un concept impliquant l’accès indifférencié des individus des deux sexes à l’ensemble des structures et des statuts sociaux en fonction de leurs capacités individuelles et ce, en faisant une totale abstraction des éléments liés à la reproduction et à l’agressivité. Cela constitue, nous le voyons bien une impossibilité biologique pour les individus du fait qu’ils ne puissent pas faire abstraction de leur production d’excitations endogènes et des impératifs vitaux liés à la conservation de l’espèce les poussant à abréagir ces comportements. Cela ne deviendrait possible que dans le cas d’un comportement néocéphalisé permanent de la part de tous les individus du groupe et d’une capacité de contrôle de ces excitations endogènes, mais nous sommes encore loin d’avoir socialement atteint cette éventualité. J’aimerais, plutôt que de parler d’égalité, utiliser le terme d’harmonisation sociale des sexes.

Il est intéressant de voir comment cette tendance « égalitaire » déclenchée par les mouvements féministes ont pu voir le jour : les femmes l’ont arrachée aux hommes par la violence ! Doit-on voir en cela la perturbation d’un certain ordre biologique ou une évolution naturelle due à l’importance croissante de comportements néocéphalisés ? Il serait certainement impossible de répondre à cette question pour le moment, car malheureusement « l’égalité des sexes » n’est pas encore une réalité sociale. Mais est-ce que la perte du contrôle des pouvoirs des femmes par les hommes, donc la perte du pouvoir social des hommes, n’explique pas cette tendance à la dévirilisation des hommes suggérée par Jean-Marie Pelt ? Après tout la virilité de l’homme est directement liée à son agressivité et à son pouvoir social.

Cette petite explication éclaire certainement beaucoup quant aux raisons de la domination masculine dans les rapports sociaux, elle trouve une explication naturelle à défaut d’être rationnelle… l’être humain n’est qu’un animal auquel on voudrait demander d’être un Homo sapiens, mais c’est encore loin d’être le cas. Ce serait une erreur de juger une réalité sociale d’un point de vue simplement moral en omettant la réalité biologique structurant les comportements ; la biologie n’existe pas pour être morale, seulement pour être fonctionnelle et assurer le renouvellement de l’espèce… quel qu’en soit le coût. Fort heureusement, cela n’exclue pas d’arriver à une harmonie dans les relations entre hommes et femmes sans que l’un ou l’autre ne soit lésé. Reste que la biologie ne permet l’existence d’un comportement, même social que dans un champ du possible, en fonction des structures comportementales propres à chaque individu, selon son sexe.

Revenons-en à la période où je travaillais avec Kathy et Wesi. Elles me permirent d’entrer dans le monde discret des femmes Huli. Au fil de nos nombreuses conversations, en profitant pour fumer en cachette, elles me montrèrent que la réalité de la domination masculine n’a en rien fait fléchir leurs caractères bien trempés, et si elles subissent cette domination stoïquement le plus souvent, elles sont loin d’en créditer la valeur sociale. « Les hommes sont des cochons paresseux qui ne pensent qu’au sexe, alors ils prennent plein de femmes pour avoir beaucoup de sexe et qu’elles s’occupent des jardins et des cochons », je me rassurais en me disant qu’elles ne m’incluaient pas dans cette définition de l’homme, mais pour en avoir vu beaucoup agir, je suis bien obligé de reconnaître que de leur point de vue, elles ont raison. Je précise « de leur point de vue » parce que cet état de choses est socialement important et qu’il est malheureusement impossible de remettre en question cela sans risquer l’effondrement des structures sociales. Encore une fois, je n’ose pas prétendre qu’il s’agisse d’une généralité absolue, la plupart des femmes sont très heureuses avec leurs maris, et ce, malgré leurs défauts. L’harmonie n’est jamais synonyme de perfection, et le point de vue de chacun contribuera un peu plus à l’installation de cette incompréhension entre les individus des deux sexes… Demandez au mari ce qu’il pense des relations avec sa ou ses femmes et il dira qu’elles sont énervantes, qu’elles n’écoutent jamais et ne s’occupent pas bien des choses de la maison. Tous évitent de se dire cela en face, la boucle est bouclée et la plupart vivent heureux en ménage.

C’est cette aptitude des femmes à pouvoir se projeter plus loin dans le futur qui fut d’un grand intérêt pour moi ; les hommes sont trop accrochés à la réalité et répondent toujours qu’ils ne savent pas ce qui se passera dans le futur, que seuls leurs enfants le sauront. Ils ont raison, mais j’aurais souhaité percevoir ce que les femmes livrent plus facilement : la matérialisation de leurs inquiétudes concernant l’avenir de leurs enfants. J’avais eu beaucoup de mal à avoir des conversations intéressantes avec les femmes de Kulu du fait de la présence intimidante des maris. Il est même arrivé qu’un mari souffle les réponses à sa femme qui vraisemblablement n’osait rien dire d’elle-même en sa présence. J’enrageais, mais que faire ? Le WCA de Kerniba me permit de dépasser ce problème, et je pus écouter toutes les révélations que les femmes me faisaient à voix basse sur leurs vies et leurs relations avec les hommes. Ça les faisait beaucoup rire de pouvoir dire tout cela à un homme, un moment de liberté qu’elles pouvaient voler en toute impunité sous ma protection, liberté de penser et de dire ce qu’elles pensaient.

Dans le même ordre d’idées, mon troisième séjour, à Kulu de nouveau, fut particulièrement intéressant. En effet, cette fois mon ex-femme (aujourd’hui) m’avait accompagné pendant un mois, je voulais qu’elle partage ce que j’avais pu vivre et apprenne à connaître les gens que j’aimais. Sa présence à Kulu avait eu un impact significatif sur la manière dont les hommes et les femmes nous percevaient. Hega ou mes frères avaient entendu souvent parler d’elle, posé de nombreuses questions à propos de notre relation et avaient même vu les photos que j’avais pu emmener ; c’est comme s’ils la connaissaient un peu avant de l’avoir rencontré. Sa présence à leurs côtés paraissait presque les intimider, elle fut l’objet d’un profond respect, certainement dû au fait qu’aucun homme ne savait vraiment comment agir avec elle. Les hommes devaient faire face à un dilemme perturbant : elle est une femme, mais du fait de son origine il leur était impossible de la considérer comme une femme Huli et de se comporter comme ils en ont l’habitude. Il y avait donc une politesse parfaite dans toutes leurs relations avec Mel, les hommes paraissaient ne jamais savoir quoi dire et je soupçonnais la plupart de se cacher derrière l’excuse de la langue. Avec les autres femmes, les relations furent totalement différentes. Elles voyaient en elle une femme blanche, témoignage vivant de ce que sont les relations entre les hommes et les femmes dans les autres pays du monde. Je sais que Kathy avait été particulièrement triste de ne pas pouvoir rencontrer Mel, mais il nous fut impossible de nous déplacer jusqu’à Kerniba du fait de combats incessants. Nos discussions avec Kathy portaient souvent sur la nature des relations entre les hommes et les femmes en Papouasie et dans les pays occidentaux ; et elle attendait impatiemment le moment où elle pourrait rencontrer une femme occidentale pour lui poser toutes les questions qui lui tenaient à cœur. A Kulu, loin de Kathy, reclus dans une zone normalement réservée aux hommes, les femmes ne pouvaient presque pas nous approcher lorsque nous étions à la maison. L’enthousiasme pouvait se lire sur les visages des femmes qui passaient et nous saluaient en passant sur la route en fin de journée. Les contacts se faisaient aux hasards des chemins et des rencontres, mais l’enthousiasme se transformait souvent en gêne et en timidité… toutes les femmes n’avaient pas un caractère aussi affirmé que Kathy. Il faut dire que Kathy avait l’énorme avantage de pouvoir parler anglais correctement, sans honte ni réelles difficultés, ce qui était rare pour les femmes Huli en général. Nous pouvions clairement voir sur les visages des femmes de Kulu qu’une bataille intérieure faisait rage, elles luttaient contre leur timidité et la présence potentiellement humiliante des hommes partiellement anglophones. Les plus courageuses venaient offrir une main tendue avec un grand sourire, ou extrayaient quelques fruits de leurs grands sacs pour les donner. Les appareils photos furent un parfait moyen de communication sans parole, chaque photo, que cela soit d’hommes ou de femmes, semblait permettre à la gêne de s’évanouir, il ne restait plus que la fierté dans les visages.

A Fugwa, le temps fut parfois long, la vie paisible régulièrement frappée par un ennui profond qui me rongeait de frustration et dont les pluies fréquentes fut la grande instigatrice. Cet ennui m’obligea à trouver des moyens d’imposer un rythme au temps, pour ne pas que les journées et les semaines se fondent dans une totale indifférenciation. Ce rythme s’est lentement mis en place ; je m’organisais des séjours réguliers à Tari pour aller travailler sur mon ordinateur. Ces simples séjours nécessitaient une certaine planification. Il fallait s’assurer que les PMV faisaient la liaison le jour précis de mon départ, parce qu’il fallait une heure et demi de marche à quatre heure du matin pour rejoindre Koroba d’où le PMV partait. J’ai eu une fois une mauvaise surprise, et je n’ai que modérément apprécié la marche du retour. Il est extraordinaire de constater ce que l’ennui peut faire ; j’étais vraiment content à l’idée d’aller à Tari et de dormir dans les lits du WCA Guest-house ! Je troquais mes planches et ma serviette roulée pour un matelas et un oreiller, alors quelle importance pouvait avoir l’état et l’odeur de ce matelas et de cet oreiller ? De même, durant ces week-ends prolongés, je profitais pleinement de l’activité débordante des rues de Tari. Je restais la plus grande partie de la journée enfermé pour travailler le plus possible et j’en profitais pour recharger toutes mes batteries pour les deux semaines à venir. Je disposais d’un système de panneaux solaires pour tout charger et faire fonctionner, mais encore fallait-il avoir un peu de soleil pour que cela soit efficace. Il me fallait des jours entiers pour arriver à un résultat misérable ; comme c’était la première fois que j’utilisais des panneaux solaires, je ne savais pas si cette faible autonomie était due à un mauvais choix dans la batterie ou simplement parce qu’il n’y avait pas assez de soleil. Je me rappelle avoir réfléchi des heures durant pour essayer de me rappeler mes cours sur l’électricité et les formules qui auraient pu me servir pour comprendre d’où le problème venait.

Mes journées à Kerniba se rythmaient aussi d’autres manières. Mes discussions, mes marches alentours pour rendre visite aux habitants et même jusqu’à d’autres communautés si le temps le permettait, mes lectures, tout cela contribuait à organiser mes journées en dehors des moments de travail effectif. J’avais aussi, et surtout dirais-je, instauré un ensemble de petites habitudes, presque des rituels, grâce auxquels je gardais trace de l’heure et du temps qui passait… ou ne passait pas. Ces gestes que l’on fait toujours de la même manière, dans un ordre précis et immuable et que l’on finit par affectionner. Ils me rappelaient des choses importantes ou insignifiantes et donnaient une structure à ma vie dans cette petite maison. J’aimais aller allumer le feu vers onze heure et demi pour faire bouillir un peu d’eau. Tous les jours, je tentais d’améliorer mes compétences dans ce domaine dont dépendait directement la cuisson de mes insipides nouilles instantanées quotidiennes. Dans les dernières semaines de mon séjour, j’étais capable d’allumer un feu avec une latte de bambou et deux pincées d’herbes sèches. Je ne pouvais plus sortir mon briquet torche de ma poche, cela devenait une question d’orgueil, cela aurait été trop facile, mais surtout trop rapide.

J’utilisais parfois quelques heures pour réparer le matériel ou les vêtements qui commençaient à se dégrader. Il faut dire qu’une partie de ce matériel n’en était plus à son premier voyage, et certains vêtements approchaient du dernier en tout cas. Mon nécessaire à couture, ma petite pince et mon petit tournevis s’avérèrent être un poids justifié, car j’ai réussi à ne pas trop ressembler à un loqueteux et à réparer de précieux objets achetés peut-être un peu trop bon marché. La seule chose que je n’aurais pas réussi à réparer fut ce maudit matelas gonflable ; je n’ai jamais réussi à trouver d’où l’air s’échappait et après deux semaines, je dormais sur un patchwork de rustines dégonflé. Ce fut une confirmation de ce que j’ai toujours dit : « je n’ai pas les moyens d’acheter pas cher ! », et là, c’était vraiment trop cher.

Malgré cet ennui et l’impact qu’il aura pu avoir sur mon moral, j’ai aimé ce séjour, c’est comme si la mémoire avait une fonction de tri automatique ; à l’instant où l’ennui s’est envolé, il devient presque impossible de s’en rappeler rétrospectivement. Cette fonction ne permet pas une réelle objectivité, mais elle rend certainement les choses plus faciles, elle me protège et me permet de ne pas me laisser dissuader de réitérer des expériences similaires. Effectivement, après mon départ, je recommençais à préparer avec plaisir, mais toujours après quelques mois, le séjour suivant.

Bien évidemment, toutes ces expériences, l’ennui, la faim, la fatigue, la rudesse des conditions de vie, tout cela affectait mon esprit. Durant ces mois, enfermé dans les vallées de Kulu ou de Fugwa, j’étais comme coupé du monde et déconnecté de ses réalités. C’était impératif pour pouvoir réussir à vivre avec plaisir dans des communautés aussi reculées. J’adoptais le style et le rythme de vie local et je finissais par me fondre dans cet environnement dont les lois sont celles de la Nature, subissant ses caprices et organisant ma vie en fonction de ses manifestations. Le soleil décidait de mes heures de lever et de coucher, la chaleur de ses rayons me permettait de prendre du temps pour aller me laver ou laver mes vêtements, les pluies remplissaient mes réserves d’eau potable… tout était plus simple, la vie s’organisait d’une heure à l’autre, l’urgence s’effaçait et le temps semblait parfois suspendre son vol, le temps de s’asseoir pour regarder la nature et les gens vivre. C’est cela qui m’a toujours permis d’oublier que parfois j’avais faim, que parfois j’en avais marre de tout, que parfois j’avais envie de rentrer… et pourtant il y a toujours un moment où l’on refermera son sac et que l’on quittera une maison, une vallée, des gens et une vie à laquelle on s’était faite. Alors, en posant le pied en dehors de l’avion, dans son pays, près de sa maison, on est content de revoir d’autres gens que l’on aime, de manger un steak, de se distraire devant un bon film… mais on sait aussi qu’il faudra plusieurs semaines avant que ce sentiment d’oppression ne disparaisse et que l’on puisse à nouveau accepter de vivre une vie qui parfois ne paraît pas avoir de sens… mais qui est pourtant la seule à laquelle on appartient vraiment.

Faux paradoxe que de penser que dans un séjour prolongé dans des communautés Huli de Papouasie-Nouvelle-Guinée ce sera le séjour qui sera le plus pénible… étrange, car c’est vraiment le retour à la civilisation qui laisse dans le plus grand désarroi, comme perdu dans une marée anonyme qui semble avaler et digérer les individus sans s’intéresser à leur existence.

Après mon retour de Fugwa en Australie, je ne quittais jamais vraiment les vallées de Highlands de Papouasie. Toute l’année entre chaque voyage, je ne faisais que travailler sur mes notes, relire et retranscrire les histoires que j’avais enregistré, par différents biais je restais au courant de ce qui se passait là-bas et surtout il fallait que je commence rapidement à préparer le prochain séjour… le dernier. Puis les jours s’enchaînent, les semaines et les mois sans que l’on s’en rende réellement compte.

Au mois de décembre 2003, le Dash-8 d’AirNuigini ouvrit ses portes et j’étais réellement de retour enfin. L’avantage dans ce genre de lieu, c’est qu’il  attrape le visiteur et l’intègre aussitôt dans une réalité de vie, ne lui laissant généralement pas le temps de se poser trop de questions, même si c’est parfois un peu brutal. Nous étions à peine descendus que Potabe, la personne en charge de l’accueil des touristes à l’aéroport de Tari, se précipita vers moi avec quelques autres habitants de Fugwa que je connaissais bien :

–          Tu ne peux pas aller à Fugwa, tu ne peux pas aller à Fugwa !

–          Pourquoi, qu’est-ce qui se passe ?

–          Ils se battent.

–          Depuis longtemps ?

–          Deux mois maintenant.

Un peu désemparé et surtout complètement pris au dépourvu, j’ai indiqué à Potabe l’entrée de la WCA Guest house où nous pourrions discuter tranquillement. J’étais contrarié parce que je savais que j’avais laissé une caisse en métal pleine d’affaires importantes dans ma petite chambre de Kerniba mais j’étais surtout inquiet pour tout mes amis là-bas, je demandais aussitôt :

–          Et Yorobi ?

–          Il se cache parce qu’ils veulent le tuer.

–          Comment est la situation là-bas ?

–          Plusieurs morts et toutes les maisons ont été brûlées par les raids et la police !

–          …

J’étais content de savoir que Yorobi et les autres étaient saufs, et j’essayais de faire un rapide inventaire mental de ce qu’il y avait exactement dans la malle et que je venais de perdre et cela ne m’enchantait pas. Nous nous sommes installés dans la grande salle communautaire du WCA , il était bien sûr hors de question de sauter dans un PMV vers Koroba, je doutais même qu’il n’y en ait un qui fasses encore la liaison . Quelques minutes après, le neveu de Yorobi est venu nous voir. Il me rassura vraiment, il avait des nouvelles fraîches et me confirma que tout le monde allait bien et il me dit que ma malle avait été mise en sûreté dans l’église. Il me confirma que toutes les maisons de Kerniba et beaucoup dans Fugwa avaient été brûlées, la plupart par la police en représailles des affrontements. Comme j’avais prévenu Yorobi de mon arrivée, il fallait que je le prévienne que j’étais dans l’impossibilité de venir. Comme son neuveu devait retourner à Kerniba, je le chargeais d’un message pour Yorobi, sans oublier de lui donner un peu d’argent pour payer le trajet. Plus le choix, il nous fallait aller travailler ailleurs, j’ai donc changé mes plans et nous sommes partis pour Nogoli… j’allais revoir Hega et mes frères.

Si je relate cette histoire dans ce chapitre sur mon séjour à Fugwa, c’est parce que je suis malgré tout retourné à Kerniba durant mon séjour à Kulu. Il fallait bien que je récupère ma malle, mais surtout que je revoie Yorobi, Kathy et Kerniba. J’ai donc pris le chemin de Yaluba et je suis retourné là-bas en profitant d’un bref cessez-le-feu. Il m’aura fallu dix-huit heures de marche sur deux jours pour atteindre Fugwa et ce fut physiquement très éprouvant, mais la traversée de Fugwa jusqu’à Kerniba fut elle très stressante du fait de l’état de guerre déclarée. Je n’avais pu trouver personne à Yatemali pour m’accompagner et il a fallu que je traverse seul les zones des très hautes herbes, réputées pour être des zones de combats réguliers, jusqu’à Bedege. Une pluie battante commença à tomber mais il était hors de question que j’enfile ma cape de pluie, il fallait que je reste identifiable de loin, je ne pouvais prendre le risque d’être confondu avec un ennemi. Mon statut de Honabi me place naturellement hors de danger puisque étant totalement indépendant des histoires motivant ce conflit, mais cela restait malgré tout risqué car personne n’était censé pouvoir se déplacer durant les conflits et surtout pas durant un cessez-le-feu. Alors je chantais sous la pluie en français, très fort et certainement très mal, simplement pour être sûr d’être entendu de loin. Le frottement des grandes herbes et cette forte pluie ont eu pour effet de nettoyer la boue de mon pantalon et si j’étais trempé et gelé, au moins je me sentais un peu plus propre !

Après plus de deux heures de marche, je suis arrivé à Bedege et j’ai croisé mon ami Kari. Il avait apparemment terminé son enseignement au Bible College de Mt Hagen puisqu’il assistait le pasteur pour la messe de ce dimanche. Je suis rentré quelques minutes dans la grande salle de l’église en tôle pour me reposer un peu et dire bonjour à toutes les personnes que je connaissais à Bedege. J’avoue que j’avais surtout besoin de me reposer un peu, cela faisait huit heures que je marchais et la pluie n’avait pas facilité la route. J’étais un peu inquiet de ce que j’allais trouver à Kerniba, les rumeurs colportées jusqu’à Kulu n’auguraient rien de bon ; je savais que dans cette zone de nombreux guerriers patrouilleraient pour prévenir toute intrusion. Je comptais quelque peu sur le fait que nous soyons un dimanche matin et que bon nombre de personnes seraient à une messe dans l’une des nombreuses églises de la région. Kari, largement protégé par son statut de religieux, put m’accompagner les derniers kilomètres jusqu’à Kerniba, ce qui serait d’un précieux secours pour réussir à accéder à l’église et récupérer ma malle. Il m’apprit que contrairement à ce que j’avais entendu dire, Yorobi ne s’était pas réfugié à Levani et qu’il était dans une maison entre Bedege et Kerniba ; je demandais aussitôt à un gamin qui traînait dans notre sillage d’aller leur porter le message comme quoi j’étais là et que je les attendrai dans l’école désaffectée près de l’église – les enfants sont toujours d’excellents messagers, très rapides. Nous avons continué notre chemin vers Kerniba et comme je l’imaginais, les fortes pluies des derniers jours avaient fait sortir le petit ruisseau de son lit et une bonne rivière barrait le chemin. Après dix-huit heures de marche en deux jours, je n’aurais pas trouvé la force d’escalader quoi que ce soit pour contourner cet obstacle. Je ne me suis même pas arrêté et je suis rentré dans l’eau. Elle était fraîche et montait jusqu’à mi-cuisse ; cela faisait beaucoup de bien à mes jambes fatiguées, mais c’était inévitable, mes chaussures étaient maintenant trempées. Je me suis assis dans l’école en ruine et j’ai enfin mangé quelque chose – le manque de nourriture n’était réellement pénible que lors des treks que je devais effectuer. Quelques minutes passèrent et Yorobi et Kathy arrivèrent enfin. Les embrassades furent chaleureuses et Kathy pleurait, elle ne pensait plus me revoir. A mon grand désespoir nous avons du remarcher encore près d’une demi-heure pour rejoindre la chaleur d’un feu et le réconfort d’un peu d’eau chaude pour mes pieds gelés. Sur le chemin nous avons traversé Kerniba, cet endroit où j’avais vécu plusieurs mois et qui n’était plus qu’une ville fantôme. Pas un humain, ni même un cochon ou un chien sur les chemins ; cette vision me fit frissonner, je pouvais lire la tension sur les visages de mes amis qui ne désiraient pas s’attarder dans ce coin où seuls quelques Damas semblaient résider. A mesure que nous avons grimpé la colline derrière Kerniba un spectacle désespérant me serrait le ventre : tout était détruit. Des maisons il ne restait que des carrés noirs marquant leurs emplacements sur le sol. Rien, il ne restait rien. J’ai regardé pendant une longue minute l’endroit où j’avais vécu l’année passée, il ne restait que des cendres froides. Kathy paru lire mes pensées :

–          Ne t’inquiètes pas, on reconstruira.

–          Oui je sais.

L’ancienne maison était de toute manière vouée à être détruite à courte échéance et je pouvais apercevoir les fondations d’une nouvelle maison qui avaient été épargnés par la police. En cas de conflit, les policiers brûlent toutes les maisons, c’est la seule chose qu’ils puissent faire, ils ne peuvent pas arrêter qui que ce soit parce qu’il n’y a personne et qu’ils ne sauraient pas qui arrêter de tout manière, alors ils brûlent tout. Ce spectacle n’était pas bon à voir, j’ai détourné le regard et repris mon chemin. Après quelques minutes de marche et quelques ponts glissants traversés, nous avons débouché sur un grand jardin au milieu duquel se dressaient deux maisons. Toute la famille de Yorobi semblait avoir été relogée chez une famille amie, une maison étant réservée aux femmes et une autre aux hommes. Kathy s’est éclipsée avec les autres femmes et j’ai suivi Yorobi. La maison dans laquelle résidaient Yorobi avec les autres hommes n’avait rien d’un domicile paisible et agréable, elle faisait vraisemblablement office de quartier général. Seuls de jeunes guerriers y résidaient et l’intérieur ressemblait plus à une armurerie qu’au foyer d’une famille. Je pouvais compter plusieurs arcs et des piles de flèches, mais aussi quelques fusils. Certains hommes devaient aller faire des patrouilles cette nuit-là, pour empêcher des ennemis éventuels de s’approcher de la zone. Yorobi portait une barbe fournie, et certainement les pires vêtements que je l’ai vu porter. J’ai rapidement compris que toutes leurs affaires et possessions avaient été détruites dans l’incendie de la maison. Je lui ai donné mon rasoir ainsi que l’un de mes deux t-shirt. J’ai hésité quelques secondes puis je lui ai tendu mes derniers cent Kinas en disant que c’est tout ce que j’avais emmené – il ne me restait qu’un peu d’argent pour payer la taxe d’aéroport. Nous avons discuté une bonne partie de la soirée, mais je n’avais pas le moral : la vision de Kerniba, l’attitude de mes amis et l’atmosphère générale pesaient sur mon cœur, … j’étais triste. Lorsque l’on a connu un endroit, tranquille et agréable, où tout le monde semble vivre une vie heureuse même si elle est parfois rude, il est pénible d’imaginer tout cela s’écrouler, disparaître comme si rien n’avait jamais existé… le fait de le voir de ses yeux… est douloureux et consternant. Je n’écoutais Yorobi qu’à moitié, il me racontait comment le conflit se déroulait depuis quelques semaines, les dernières nouvelles quant à une issue possible, les patrouilles de la nuit à venir… en fait je n’écoutais pas. Je ressentais comme un vide. J’ai eu froid cette nuit-là et je n’ai que peu dormi, somnolant la plupart du temps jusqu’à ce que le jour apparaisse entre les planches de la porte. Je voyais quelqu’un régulièrement ranimer le feu près duquel j’avais disposé mes chaussures dans l’espoir de les faire sécher un peu avant de devoir les renfiler. Le matin est venu rapidement et tout le monde a commencé à s’activer. J’étais très loin du Kerniba que j’avais connu, je ne pouvais retrouver aucune de mes petites habitudes, de mes rituels que j’affectionnais tant. J’ai fermé mon sac et je suis sorti rejoindre Yorobi et les autres pour aller retrouver le pasteur Ipanda à l’église. J’ai pris ma malle et je suis parti vers Koroba ; j’ai refait ce chemin une dernière fois, de jour, longeant les restes calcinés des belles maisons qui bordaient autrefois cette route.

J’aurais été triste de ne pas revoir Kerniba et mes amis, mais le voyage fut douloureux et ma peine était grande lorsque je quittais tout le monde à la limite qui marquait le début du territoire de leurs ennemis. Les adieux furent brefs et chaleureux. Je ne les reverrai pas.

MON DERNIER TERRAIN

Comme je l’ai mentionné plus haut, je fus contraint d’aller à Kulu pour ce troisième terrain. Ce changement de plan était inattendu et me perturba quelque peu au début, mais mes inquiétudes quant à mon travail se dissipèrent aussitôt à l’approche des paysages familiers de la vallée de Nogoli. La voiture d’un policier nous conduisit jusqu’à Kulu. Je le guidais jusqu’à la maison sur les hauteurs de la petite communauté. Une foule de souvenirs ressurgissaient à la vue de cette route si familière ; le petit centre avec la maison qui abrite la table de billard et les jeux de fléchettes, le pont qui franchit un énorme fossé pour accéder au chemin à flanc de la montagne qui mène à la maison d’Hega, et enfin, les deux derniers virages avant d’arriver à la trouée dans les grandes herbes marquant l’entrée de la maison. Et là, rien, plus de maison. Une femme nous a renseigné : la maison avait été déplacée pour être reconstruite près de l’usine. Nous avons fait demi-tour pour aller vers les zones basses de Kulu, là où la petite usine de traitement du gaz est implantée. Même si la maison avait changé d’aspect, je la reconnus de loin, ce n’était pas dur, c’était probablement la seule maison avec un toit en tôle dans ce secteur. Potabe se jeta dans mes bras, mais il me fallut quelques secondes pour réaliser qui paraissait si heureux de me voir ; il avait tellement changé que je le reconnaissais à peine. Quelques jours auprès de mes amis m’ont définitivement convaincu que ce changement de plan était parfait.

Cela pourrait paraître singulier de m’entendre dire que bien qu’étant au milieu de mes amis je pouvais me sentir seul. C’est malgré tout une réalité, je me sentais souvent seul, et pas seulement les jours d’ennui.

Ce troisième terrain fut très différent des autres, cette fois-ci j’ai laissé mon micro et mon enregistreur de côté, je ne posais plus que de rares questions, je ne courais plus derrière les gens cherchant à révéler les mots qu’ils cachaient au fond de leurs esprits. Je regardais. J’écoutais. Je laissais les choses venir à moi ou parfois je les croisais par inadvertance. Je ne faisais que noter tout sur mon petit carnet. Mais surtout, je profitais que mon travail de collecte de données soit terminé pour aller voir ce qu’il y avait derrière les montagnes. Alors j’ai marché, et même avec mes grosses chaussures, je m’en sortais bien et mes amis ne se moquaient pas de moi. Mon trek jusqu’à Fugwa fut l’une de ces marches, très longue et très pénible. Nous avions fait un détour car je voulais voir Pureni avant d’aller à Yaluba. Je ne fus pas déçu, 9h30 de marche alors qu’il ne m’aurait fallu que six heures par la route directe. L’escalade de Ilu fut particulièrement difficile. Ses pentes presque verticales obligeaient les marcheurs à se servir de leurs mains pour réussir à avancer. Lors du dernier tiers de l’ascension, mes jambes me rappelèrent qu’elles ne fonctionnaient pas correctement sans énergie. Il faut dire que je n’avais pas dîné la veille et que j’avais probablement déjà fini de brûler le petit ananas de mon petit-déjeuner. Les crampes furent violentes et le poids de mon sac n’arrangeait rien. Je finis péniblement l’ascension, et au sommet, après environ 900 mètres de dénivelé depuis le pont sur Hanimu, nous nous sommes arrêtés et j’ai mangé, j’ai avalé le sucre et les vitamines des deux ananas que j’avais emmené. Mes crampes se firent progressivement moins fréquentes et moins violentes et j’ai pu finir la route tranquillement. Il aura tout de même fallu 4h30 après l’ascension d’Ilu pour atteindre Yaluba, mais ça valait le coup, les paysages que la montagne me cachait étaient superbes, le chemin longeait une multitude de petits monts calcaires creusés de larges grottes où les habitants des communautés alentour peuvent venir chasser les grosses chauve-souris. De grands jardins s’étendaient sur de faibles pentes et de belles collines vertes se succédaient. Sur le dernier kilomètre avant d’arriver à la maison de Tiliba à Yaluba, il aura évidemment fallu que je traverse un long pont et un marécage de plus… j’aurais dû m’y attendre. Je trouvais la force d’ignorer la douleur de mes jambes, j’étais épuisé, Potabe n’était pas en meilleure forme, mais le fait de voir la petite maison se rapprocher semblait nous redonner des forces.

Une fois rentrés, nous nous sommes allongés près du feu pour discuter avec Tiliba, notre hôte pour la nuit. Nous n’avons pas tardé pour cuire le riz et encore moins pour tout avaler, nous étions affamés. La nuit fut réparatrice et agréable même si je n’ai que très peu dormi. Le froid, la fumée et je ne sais quoi d’autre entrecoupèrent un sommeil déjà léger de nombreuses périodes d’éveil. Malgré cela, j’étais en pleine forme le lendemain matin et je suis parti, à jeun – j’ai du mal à retenir les leçons, mais au moins j’avais dîné la veille ! – avec un homme appelé Mbira. Potabe a refusé de m’accompagner, trop effrayé à l’idée de s’approcher de la zone de Fugwa et de risquer de rencontrer des ennemis. J’ai évidemment respecté sa décision et nous sommes partis d’un bon pas avec Mbira. Je restais attentif à tout signe de faiblesse dans mes jambes, imaginant qu’elles ne devaient pas être encore dans un état exceptionnel, mais rien. Nous avons passé cinq petites montagnes. Au début, lorsque j’ai interrogé Mbira, il ne devait y en avoir qu’une et je me suis rapidement aperçu qu’il avait dû y avoir un malentendu. Cinq heures nous suffirent pour atteindre Yatemali, première communauté qui marque l’entrée dans la zone de Fugwa, autour de l’immense marécage qui s’étendait maintenant devant moi. Je pris quelques minutes de repos, je remerciais Mbira qui était visiblement trop effrayé pour continuer et je reparti vers Kerniba, vers la douleur d’une image que je n’aurais pas souhaité voir.

L’un des buts de cette marche, outre bien sûr le besoin de récupérer ma caisse et l’envie de voir mes amis et Kerniba, était de voir Levani. En 2003, lors de mon séjour à Kerniba, j’avais essayé d’y aller, mais les conditions météo m’avaient obligé à rebrousser chemin après avoir atteint le haut de la montagne qui me séparait de l’endroit, à près de 3000m d’altitude. Je pensais réessayer cette fois-ci, mais la situation à Fugwa me fit renoncer à ce projet. De retour à Kulu, je me suis renseigné et j’appris l’existence d’une route partant de Pongoli, sur les hauteurs de Kulu et menant jusqu’à Levani en passant par Puba. J’ai fait les calculs sur mon GPS, Puba et Levani sont distants de 21 km à vol d’oiseau et à en croire la carte ça ne ressemble pas à la Belgique ! Ce n’était pas grave, j’étais déterminé à le faire malgré tout, même si cela impliquait une marche de douze heures. L’envie de voir Levani était motivée non seulement par les descriptions que l’on a pu m’en faire – Laurence Goldman m’avait dit que cette vallée était une des plus belles et plus impressionnantes qu’il ait vu – mais aussi par le fait qu’il y avait des prospections en cours depuis un an, et que s’ils trouvaient de l’or, il ne resterait rien de ces beautés. Alors il fallait que je vois ça !

Il avait plu pendant les derniers jours avant la date que j’avais fixé à Potabe pour le départ. Je n’avais pas le choix car la date de mon retour était déjà proche. Nous sommes parti vers huit heure, mais le temps ne paraissait pas plus clément que les jours précédents, une légère brume ne s’était pas encore dissipée. Après avoir traversé Pongoli, le chemin a fait place à un enfer de boue. Même en dehors des marécages, la boue est omniprésente dans ces vallées arrosées de pluie à longueur d’année. A force de parcourir ces chemins on commence à avoir une connaissance très précise des natures des boues au point que l’on pourrait presque en faire une étude taxinomique. Il y a les boues qui glissent et celles qui collent, celles qui paraissent liquides alors qu’elles ne le sont pas, et celles, plus traîtresses, qui paraissent solides. J’ai rapidement appris à me méfier des boues jaunes ou orangées, plus glissantes que du givre, et j’évitais soigneusement les boues fongiques et malodorantes. Sur cette route, c’était un festival ! Toutes ces caractéristiques étaient démultipliées par les récentes précipitations et les boues encore solides avaient disparu. Il y avait une nouveauté toutefois, au lieu de m’enfoncer jusqu’aux chevilles, comme j’en avais l’habitude, c’était jusqu’à mi-mollets et parfois même jusqu’aux genoux. Nous avons ainsi progressé pendant trois heures, mes chaussures se remplissant progressivement d’une humidité que je suspectais de ne pas être que de l’eau. Je devais les arracher à cette emprise visqueuse à chacun de mes pas dans de grands bruits de succion. Après ces trois heures, j’ai levé les yeux, je venais de réaliser que je n’avais rien vu d’autre que mes chaussures, incapable de lever les yeux pour admirer la forêt. Je me suis tourné vers Potabe, il venait de se faire mal au pied pour la deuxième fois et je voyais bien à la tête qu’il faisait qu’il n’appréciait pas cette marche plus que moi. J’ai allumé le GPS pour constater qu’à peine un quart du chemin jusqu’à Puba avait été parcouru. Conscient que pour une fois ce n’était pas moi qui ralentissait l’allure de tout le monde, je fis un bref calcul à partir de ce que me disait le GPS et les courbes de niveaux de la carte pour estimer le temps qu’il me restait à contempler mes chaussures. Potabe a pu lire mes pensées :

–          On retourne à Kulu ?

–          Oui, c’est ridicule, j’en ai marre de toute cette boue et en plus il commence à pleuvoir très fort.

–          Laisse tomber, on reviendra quand ce sera sec.

… je savais que je ne serai probablement plus là pour voir ça. Nous avons fait demi-tour et j’emportais l’un de mes seuls regrets : je ne verrai pas Levani.

Rapidement j’ai refait face à une réalité désagréable : je puais et tous mes vêtements étaient sales, surtout le pantalon que je portais, même si je ne comptais pas le remporter avec moi. Il devenait urgent que j’aille me laver à Hanimu et que je fasse une lessive. J’ai pris le pari risqué qu’il ne pleuvrait pas et je suis retourné à la maison pour prendre mes affaires sales. Pagali, mon chien à Kulu m’a accompagné. C’est le troisième chien qui aura partagé mes voyages. Le premier fut Tomme en Equateur ; la deuxième fut Ndayane qui vit maintenant avec nous en France après un court voyage depuis le Sénégal, et à Kulu Pagali et moi prenions soin l’un de l’autre. Arrivé à la rivière, Pagali – qui veut dire « voleur » en Huli – est resté sur le haut de la petite butte faisant face au chemin. Il a monté la garde, décidé à ce que personne ne m’importune. Lorsque deux garçons essayèrent de s’approcher, les crocs et l’attitude ouvertement hostile de Pagali les dissuadèrent. Les babines retroussées découvrant ses crocs blancs et les poils hérissés, il ne laissait aucune ambiguïté dans son message adressé à ces jeunes gens. Enfin propre et ma lessive finie nous sommes rentrés et il eut droit à une bonne partie de ma gamelle de riz.

Le reste de ce séjour à Kulu fut rythmé par les journées de déplacements dans les zones que je n’avais pas encore exploré autour de la vallée. Parfois pour rendre visite à des gens que je connaissais, d’autres pour voir les beautés cachées dans le creux des montagnes comme la source d’eau de Girabo, lieu de vie de nombreux Damas selon les croyances traditionnelles.

EPILOGUE

Voilà, je suis toujours penché sur ma table de fortune, couchant sur ces quelques pages l’histoire de cette relation si particulière que j’ai eu avec cette terre. Nous sommes le 14 février et il ne me reste que deux jours avant de partir pour Tari. Il ne reste presque plus un seul de mes amis proches, Wandipe est à l’école à Mt Hagen, Hega a dû partir précipitamment pour aller s’occuper de régler les affaires de son frère mourant à Port Moresby, Potabe ne sort plus du bush et Habe ne fait que de rares apparitions à la maison. Je n’aurai pas grand monde à qui dire au revoir. C’est sûrement plus facile comme ça. Ils détestent les séparations autant que moi. Ce n’est pas important, les mots sont inutiles, nos vies suivront leurs cours respectifs jusqu’à ce que nos chemins se croisent à nouveau, je sais que je les reverrai tous. Ces vallées, ces gens, cette vie, c’est une partie de moi, dans mon cœur et dans mes souvenirs que les émotions garderont vivants.

15 février : ils ont décidé de me faire mentir, Hega est revenu aujourd’hui, et la soirée s’est déroulée agréablement, tous les hommes qui vivaient dans mon entourage étaient réunis pour faire un petit discours pour mon départ. Ce fut difficile, ils ne cachaient pas leur tristesse de me voir partir et tous ont longuement insisté sur l’importance de mon retour dans le futur, mes séjours auprès d’eux avaient fait de moi un Kiba à part entière et mon départ devrait laisser inévitablement un grand vide dans la communauté et dans leurs cœurs. L’émotion fut grande. Etre un Kiba… je n’en avais aucun doute, je ressentais cette part en moi, j’étais marqué dans mon cœur. Les souvenirs sont des images que l’on emporte, mais être un Kiba, cela veut dire que je laisse aussi quelque chose, des images, mais surtout une part de moi.

Le lendemain, la séparation fut brève et j’ai senti que tous auraient préféré être ailleurs pour ne pas me voir partir. Tout avait été dit la veille, tout avait été ressenti. Je suis parti tôt pour Tari, la voiture de Police de Hides devant faire le trajet pour aller chercher un homme dont la main avait été largement sectionnée par sa femme en colère. Il devait être rapidement conduit à l’hôpital de Tari. Les policiers devaient aussi enquêter sur le meurtre d’une femme d’un autre couple, tuée par son mari… c’est hallucinant, mais je n’étais même plus surpris. Je suis cependant toujours resté impressionné par la résistance de ces gens. L’homme dont la main était enveloppée d’un épais bandage d’où émergeait l’unique doigt qui lui restait, conversait tranquillement avec les autres comme si de rien n’était. Lorsque nous sommes arrivés à Tari, les policiers l’ont déposé près d’une maison :

–          Vous ne le déposez pas à l’hôpital ?

–          Non d’abord chez son oncle.

–          Je pense qu’il a plus besoin de soins que d’une réunion de famille !

–          Oui mais il ne peut pas aller à l’hôpital maintenant parce qu’il a des ennemis sur la route.

–          …

Qu’est-ce que je pouvais répondre à cela ? Les Huli sauront toujours me surprendre !

Me voilà arrivé à la fin de ce voyage. Alors que je commence à écrire ce que je pense être une conclusion, je n’arrive pas à y voir une fin. Il y a encore des centaines d’histoires qui me viennent en tête, certaines amusantes, d’autres tristes ou douloureuses, mais toutes teintées d’une émotion sincère. Celles-ci je les partagerai avec toutes les personnes que je croiserai, elles me reviendront sûrement au fil d’une conversation. Certaines, je devrai les garder pour moi, mais ce n’est pas grave.

Près d’un an sur le terrain se sont écoulés, des mois de recherche pour devenir anthropologue. Quel est le bilan de cette expérience aujourd’hui, suis-je un anthropologue ? Qu’est-ce que j’ai finalement cherché ? Je voulais comprendre ces gens qui vivent à l’autre bout de la planète, aussi loin que l’on peut l’être de la vie parisienne… finalement, c’est moi que j’ai fini par étudier et tenter de comprendre. Donc oui, je suis devenu un anthropologue. J’ai appris à étudier l’Homme. Les mois passés en marge de mon propre monde m’apprirent surtout à vivre avec moi-même, ma propre individualité étant souvent l’unique repère tangible disponible. Je pensais réussir à comprendre ce qui fait que les Hommes sont différents, d’un Huli à un Français, mais c’est impossible, car cette différence n’existe que parce que nous lui donnons une réalité, nous voulons qu’elle existe. La différence est artificielle et il appartient à chacun, dans la relation à l’autre, d’essayer de voir la part de Kiba que l’on a en nous tous.

—————–

Durant ces mois passés dans les profondes vallées des terres Huli, l’anthropologue isolé des siens se doit de pouvoir accéder à de petits plaisirs culturels qui lui permettent de se transporter, l’espace d’un instant, dans un univers familier. Pour moi, ces petits plaisirs furent divers ; à la fois littéraires et musicaux.

Il est aisé d’imaginer ce que les progrès technologiques ont pu apporter à des anthropologues comme moi : toujours plus et toujours plus petit. Entre mon premier et mon dernier terrain, cette évolution technologique m’a accompagné ; je suis passé d’un lecteur minidisque au baladeur MP3 avec un disque dur contenant 5 Go de musique soigneusement sélectionnée. Etrangement, le fait d’avoir accès à beaucoup de titre, de groupes et de styles différents n’est pas si essentiel que l’on imagine. En effet, rapidement, même avec un millier de chansons en poche, j’en venais à toujours écouter les mêmes choses. Après tous ces mois, je pense que j’étais sur le point de pouvoir répondre à la question idiote : « si tu devais te retrouver sur une île déserte avec un seul album, lequel choisirais-tu ? ».

Le soir sur mon lit, les yeux fixés sur le plafond, je regardais les moindres détails des dessins formés par les bambous entrelacés et révélés par la lumière dansante de la bougie, comme pour essayer de les graver dans ma mémoire. Les gens qui ne me connaissaient pas trouvaient cela très étrange, car ils n’avaient aucune idée de ce qu’étaient les petites choses enfoncées dans mes oreilles. Ces instants étaient importants pour moi ; je n’étais plus dans cette pièce, ni dans cette vallée, je rejoignais les souvenirs que mes chansons favorites évoquaient, je m’évadais en priant que les batteries de mon baladeur tiennent le plus longtemps possible.

Sans évoquer de souvenirs, beaucoup de livres – pour lesquels la technologie n’a pas encore pu faire grand-chose en matière de miniaturisation – ont su m’arracher à mon quotidien dans ces vallées. Des romans, mais aussi des récits d’autres anthropologues.


[1] Jack Hides

[2] Le Magasin Arc-en-Ciel et la Maison de la Nourriture sont les noms de ces magasins traduits du Pidgin

[3] Un bilum est un sac de fils de lianes roulées et ensuite tressées, traditionnellement fabriqués par les femmes pour les différents usages quotidiens ; allant du transport des produits des jardins ou des effets personnels.

[4] Il est bien évident que cet « échange de vies » n’est que théorique ; dans la pratique, d’autres facteurs entrent en ligne de compte, comme l’importance des personnes qui ont été tuées. Dans le cas présent, l’importance sociale du vieil homme était nettement plus grande puisqu’il était un ancien chef, d’où l’impossibilité d’arriver à un statu quo après son meurtre. Si les deux hommes tués dans chaque clan avaient été des guerriers d’égale importance sociale, il est possible que le conflit se soit alors arrêté, ou au moins connaisse une trêve. Dans les facteurs permettant la fin d’un conflit, la nature même de celui-ci est évidemment prépondérante ; plus les raisons qui ont entraîné son déclenchement touchent à des éléments sociaux importants, plus il risquera de durer, et ce, malgré les pertes qu’il causera.

[5] A Mt Hagen, il s’agit réellement d’un aéroport, d’autant plus qu’il n’y a pas si longtemps, c’était même un aéroport international avec des vols hebdomadaires vers l’Australie. Il serait impossible de le comparer à celui de Tari qui ne reçoit plus d’avions à réaction depuis bien longtemps… je suis toujours sidéré lorsque je réalise que de petits avions à réaction ont pu atterrir sur cette piste !

[6] « Mosby » est un diminutif de Port Moresby utilisé par les Papous lorsqu’ils parlent de leur capitale.

[7] Ce n’était d’ailleurs pas la seule chose qu’il n’approuvaient pas : Thomas, un des neuveu d’Hega, a toujours été désolé pour nous de savoir que nous étions obligés d’aller dans des grandes surfaces pour ACHETER notre nourriture… je comprends tout à fait qu’ils puissent trouver cela désolant.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Abonnez-vous à mon blog :

Nom
Email
Loading

Catégories des articles du blog :