PROLOGUE DE LA TOURMENTE DU SERPENT

PROLOGUE

1976. Quelque part dans les Highlands de Papouasie-Nouvelle-Guinée.

Cela faisait maintenant deux jours qu’Ekape courait, suivant une route que lui seul pouvait voir au travers de cette jungle inextricable. La peur au ventre il sentait un danger invisible le poursuivre, se rapprochant inexorablement. A bout de souffle, il s’appuya quelques instants sur le tronc d’un arbre pour reprendre haleine et réajuster son précieux paquetage autour de ses épaules nues, ruisselantes de sueur. Il prit une profonde inspiration et écouta les sons de la forêt à la recherche des bruits qui ne lui appartenaient pas. Il ferma les yeux et focalisa ses sens pour essayer de percevoir l’imperceptible.

Une voix au loin. Un cri. Un ordre crié.

Quelque part sur le flanc de la montagne ses poursuivants se rapprochaient.

Il reprit sa course effrénée en prenant garde à ne pas perdre son orientation, et de laisser le moins de traces possible de son passage, trop faciles à repérer pour les traqueurs qui guidaient les Honabi.

Depuis deux jours, il ne dormait presque pas, la peur lui faisait oublier l’épuisement et le manque de sommeil. Il n’avait qu’un but : rejoindre son frère qui l’attendait pour récupérer ce paquet que les anciens du clan lui avaient confié, pressentant les troubles imminents.

À dix-sept ans, Ekape était maintenant un homme, un initié, portant les responsabilités du clan. La mission lui avait été confiée, car il était l’un des meilleurs chasseurs et qu’il avait déjà fait plusieurs fois le voyage jusqu’à la vallée du Tagari, l’endroit que les Honabi appelaient maintenant Tari, incapables qu’ils étaient de prononcer le nom de la rivière correctement. Ils y étaient arrivés quelques années avant sa naissance, mais les gens de son clan vivaient dans une vallée reculée et n’avaient eu de contact avec eux que récemment.

Ekape, dévoré par la curiosité en entendant les rumeurs circuler dans le clan, n’avait pas attendu que les Honabi viennent jusque dans son village. Il s’était même parfois caché près de la maison des hommes pour écouter les histoires racontées par les vieux du clan sur les démons blancs, ceux dont la venue était annonciatrice de périodes troublées, du Mbingi. Sa curiosité l’avait emporté sur le bon sens et un jour il s’était glissé hors de sa hutte avant le lever du soleil, chargé de quelques provisions de patates douces. Il était décidé à aller voir ces démons de ses propres yeux. Il lui avait fallu près de trois jours pour atteindre l’endroit où ils étaient installés depuis toutes ces années. En comparaison avec la petite vallée où son clan vivait, Tari lui apparut comme très étrange. Les toits des huttes semblaient faits de la même matière que sa machette, ce qu’il considéra comme un gâchis scandaleux d’un matériau aussi précieux. Tous, et pas seulement les Honabis, avaient couvert leurs corps de fines pelures colorées d’animaux qu’il n’avait jamais vus dans ces montagnes. Il s’approcha encore un peu, rampant entre les buissons qui marquaient la limite entre la forêt et cette étrange communauté. De son précaire observatoire qui le dissimulait à peine, il avait une meilleure vue de la grande trouée que les Honabis avaient faite dans la forêt. Ekape avait supposé que ces étranges démons se nourrissaient certainement d’arbres pour avoir besoin d’en couper autant. Après avoir entendu les récits invraisemblables de ses grands-pères, il n’en serait presque pas étonné.

Alors qu’il observait ces êtres étranges avec lesquels vivaient d’autres Huli, son attention fut attirée par un vrombissement dans le ciel. Ekape se rappelait avoir entendu plusieurs fois ce son. À chaque fois il avait repéré un oiseau étrange dans le ciel qui ne battait pas des ailes et avait simplement fini par associer le son comme étant le cri de l’oiseau que ses frères d’autres clans appelaient Balus. On lui avait dit que ces oiseaux appartenaient aux Honabi, mais Ekape ne comprenait pas comment on pouvait posséder un oiseau plus grand qu’un Casoar, l’idée semblait dangereuse. L’excitation à l’idée de pouvoir enfin voir l’un de ces oiseaux de près faisait battre son cœur à tout rompre. Le vrombissement s’amplifia jusqu’à remplir l’air et le faire vibrer. L’oiseau se posa et s’approcha lentement des huttes des Honabis, Ekape se risqua hors de son abri et se glissa à l’arrière d’une des huttes qui bloquaient sa vue. Alors que le Balus se dévoilait peu à peu, l’excitation fit place à une peur immense qui lui glaça le sang et il s’aplatit sur le sol en haletant. Jamais il n’aurait pu imaginer un oiseau si grand, si monstrueux dont le grondement même faisait trembler le sol. Il tenta de calmer la peur qui l’assaillait en vagues incessantes et releva la tête pour observer les Honabis qui s’approchaient maintenant du Balus. Ils ne paraissaient ni effrayés ni impressionnés. Finalement, le Balus s’arrêta et son grondement cessa. Son flanc s’ouvrit lentement et il vit d’autres Honabis sortir du ventre de l’animal. A la peur d’Ekape se mêlait à présent une incompréhension totale, jamais ses grands-pères n’avaient parlé d’une telle chose, et il sut que les vieux du village ne lui avaient pas menti, les Honabis sont de puissants démons, et que lorsqu’ils arrivent il faut…

…fuir. Courir sans s’arrêter. Ne pas laisser les démons le rattraper. À cet instant, Ekape retrouvait en lui la même peur qu’il avait ressentie il y a si longtemps à la vue du ventre béant du Balus. Maintenant, c’est cette peur qui l’aidait à continuer à courir, à ne pas faiblir. La peur pour sa vie, mais aussi pour l’avenir de son clan, pour la protection du Secret précieusement enveloppé dans son sac. Ce même Secret que les guerriers de l’armée du Christ convoitaient aujourd’hui.

Derrière cette montagne. Tari.

Courir encore. Un dernier effort.

Il visualisait le visage de son frère, sa mission, le nouveau protecteur du Secret.

Ironiquement, c’est le Balus qui aujourd’hui devait aider son frère à protéger le secret.

Ekape entendait toujours les cris derrière lui. S’ils ne semblaient pas se rapprocher, il n’arrivait pas à les distancer pour autant. En passant au travers d’une petite clairière sur le haut d’une colline, il aperçut enfin Tari. Il se jeta dans la pente dans une course éperdue, ignorant le feu qui brûlait ses poumons et la douleur qui déchirait les muscles de ses jambes.

Il sortit soudain de la forêt, beaucoup moins étendue qu’autrefois dans la vallée, certainement que les Honabis avaient continué à manger beaucoup d’arbres. Le terrain libre d’obstacle facilita grandement sa progression et il pouvait maintenant voir le Balus grondant qui faisait vibrer l’air de toute sa puissance. De son ventre ouvert, il aperçut son frère qui lui faisait désespérément signe. Il jeta un rapide coup d’œil en arrière et vit ses poursuivants émerger de la forêt en grand nombre.

Un coup de tonnerre retentit et une douleur fulgurante lui arracha l’épaule. Ses jambes fatiguées ne lui permirent pas de garder son équilibre et il s’écroula lourdement sur le sol en hurlant de douleur. Il sentit un liquide chaud se répandre lentement sur son flanc. Comprenant qu’il était blessé, et sentant l’imminence du danger qui menaçait le Secret, il se força à se relever malgré l’insupportable douleur que lui causait son bras inerte le long de son corps. Il acheva enfin sa course et fit les derniers pas vers son frère pour lui remettre le sac si précieux. Leurs mains se joignirent sur le sac et il pu lire une grande terreur et une immense tristesse dans le regard de son frère, de son bras valide il repoussa son jeune frère et le sac dans le ventre de l’oiseau qui prenait doucement son envol.

Il entendit le tonnerre claquer une nouvelle fois et étrangement la douleur de son corps épuisé disparue. Son bras ne le faisait plus souffrir. Il ne sentait plus rien. Ses yeux se levèrent lentement et croisèrent ceux de son frère noyés de larmes. Un immense soulagement emplit son cœur en voyant le Balus emporter son frère, loin des démons, le Secret était sauf. Il entendit les cris des démons se rapprocher, mais la peur l’avait quitté et la nuit l’enveloppa.

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