La notion de quintessence, de cinquième essence, est née dans la Grèce antique. Empédocle, un philosophe présocratique voulut expliquer la structure du cosmos à travers quatre éléments éternels et immuables : le feu, l’air, l’eau et la terre. Pour lui, il s’agissait d’éléments à la fois physiques (appartenant au domaine sensible) et métaphysiques (appartenant au domaine intelligible), qui s’associent et se dissocient sans cesse. Pour Empédocle, ces constituants de la matière étaient animés par deux énergies : d’une part l’Amitié et d’autre part la Discorde, tous les éléments se retrouvant au final unis dans l’Amour.
La notion de cinquième élément est ensuite venue avec Aristote qui va ajouter cette quintessence, l’éther. Cet éther serait la matière dont sont faits les corps célestes, et qui compose le milieu dans lequel ils évoluent[1]. Ce serait une matière intangible, incorruptible, non sujette à changement ou à transformation, comme le ciment de l’univers. Sur le plan humain, la Quintessence sera ce qui se situe au-delà des autres éléments[2] et de ce qu’ils symbolisent et en même temps ce qui les réunit tous :
- La terre = le corps (Sensible)
- L’eau = l’âme inconsciente (Imaginal)
- L’air = la conscience (Intelligible)
- Le feu = l’intellect (idem).
Cette quintessence est un principe unificateur, un principe de vie, porteuse de tous les paradoxes, étant à la fois stabilité et spontanéité, fixation et transformation, unité et différenciation. Quand enfin l’homme devient conscient de sa nature, qu’il est éveillé à ce qu’il est et à ce qui le dépasse, il peut alors devenir et être défini comme la Quintessence de lui-même : la force vitale qui l’anime est une synthèse de toutes les énergies, cosmiques et divines, immanentes et transcendantes.
Sur le plan cosmique (le macrocosme, en opposition au microcosme humain que je viens de décrire et que l’on retrouve dans le texte du Bardo Thödol), la Quintessence serait ce qui dépasse, unit et rassemble les éléments :
- La terre = la matière ;
- L’eau = la nature vivante ;
- L’air = la conscience ;
- Le feu = le principe supérieur ordonnateur.
Ce serait donc à la fois le divin et sa création : la volonté divine, le moteur du monde, et le monde lui-même. Ou encore la substance qui sous-tend le cosmos, l’énergie contenue dans la vacuité. Cette puissance, comme le suggérait Empédocle, est l’Amour absolu, celui que l’on ressent durant une expérience paroxystique comme les expériences de mort de l’égo lorsque l’on s’approche de cette Lumière absolue, pure et parfaite, cette essence de l’être, l’unité divine et celle de l’individu.
Cette quintessence est pour les alchimistes, la partie la plus secrète de la matière, et le but de l’alchimiste sera de révéler chacun des éléments contenus dans la matière. C’est exactement ce que propose et offre l’expérience de la mort de l’égo, l’ Œuvre alchimique :
- l’ Œuvre au noir opère la séparation entre le corps (la matière brute) et les forces vivantes qu’il contient (les Eaux, l’âme) ;
- l’ Œuvre au blanc consiste en une élévation de l’âme puis à une redescente dans le corps. Ainsi, le corps est spiritualisé : l’individu ressuscité, recomposé, retrouve sa pureté et sa réceptivité originelles (c’est là que l’on retrouve notre expérience de mort de l’égo) ;
- l’ Œuvre au rouge vient parachever le processus de fixation par le Feu supérieur. C’est alors l’avènement de l’homme complet, corporel mais pleinement éveillé à sa nature divine (et cette œuvre est celle de l’illumination, le pinacle de l’expérience de mort).
La séparation du corps et de l’esprit se fait pour révéler un lien plus fort, harmonieux et sacré qui existe entre les deux et qui permet à l’individu de s’élever au-delà de sa condition première en renaissant dans son essence. La matière est purifiée pour que l’essence puisse s’installer en elle, donc plus qu’un cinquième élément, la quintessence devient le processus en lui-même ; ce qui permet l’extraction de la conscience et de l’âme pour ensuite permettre leur réintégration consciente. Pour l’individu en recherche du Soi, cela permet d’une part de s’éveiller à la vie et à la part du divin qui existe en lui et de s’unir au tout, à l’universel. C’est le processus qui l’emmène vers de nouveaux niveaux de conscience pour prendre sa place en sagesse et sérénité. D’accéder à l’immortalité.
C’est la fameuse pierre philosophale. La transmutation d’une pierre brute en une pierre noble ; l’évolution d’un individu pour qu’il se libère de la matière et de ses illusions, avant de retrouver cette même matière, mais dans un nouvel état d’esprit. Ce nouvel homme, cette pierre noble acquiert alors la capacité de voir, de comprendre et de sentir qu’il est à la fois :
- Pleinement matière : il est entièrement fait de cette matière qui recèle en elle son principe immanent, ainsi que l’énergie vitale potentiellement porteuse de la conscience d’elle-même,
- Pleinement vie : la vie est ce principe qui anime la matière ; sans vie, pas de cosmos, pas de conscience ni d’ordre… seulement le chaos et le néant,
- Pleinement conscience : cette conscience est ce qui relie tout être vivant à son principe premier ; c’est ce qui maintient l’univers sous la forme d’un tout cohérent,
- Pleinement divin : l’homme porte en lui sa part de l’Universel créateur.
Il est à la fois terre, eau, air et feu, la conjonction de toutes les forces de l’univers. Il fond son égo dans cette convergence, dans ce tout, il fait partie de ce tout, détaché de toute illusion d’exister comme une unité autonome et séparée ; conscient de ce qui le détermine, il est dans le renoncement et l’acceptation.
La quintessence est l’illumination. Ce qui transcende toutes les choses, tous les concepts et tous les paradoxes. C’est l’ineffable substance qui rend la nature parfaite. C’est cette lumière que l’on approche et qui terrorise les esprits qui n’y sont pas préparés.
(Extrait du livre ; « L’apologie de la mort » aux éditions Quintessence… justement)
[1] Aujourd’hui, la quintessence désigne la théorie scientifique selon laquelle il existerait une énergie sombre expliquant l’accélération de la vitesse d’expansion de l’univers.
[2] Une idée intéressante qu’exprimait Aristote consiste à dire que les quatre premiers éléments font partie du monde sublunaire (situé entre la Terre et la Lune), alors que le cinquième élément serait supralunaire (monde du Soleil et des étoiles)