Lorsque l’on aborde les thématiques de chamanisme, de visions, d’expériences en ECC, on le fait toujours en parlant d’un voyage de l’esprit avec sa dualité conscient/inconscient/âme ou avec toute autre dénomination que l’on choisit d’adopter en fonction de ses croyances ou de ses propres perceptions de la réalité. Mais cette notion de structuration de l’esprit, de cartographie de l’esprit comme le disait Stanislas Grof, est d’une grande complexité et a accaparé les travaux de grands chercheurs comme Assagioli depuis des siècles.
Encore aujourd’hui, nous avons tendance à conserver une vision très freudienne de l’esprit, même si bien d’autres sont venus depuis et ont fait évoluer ses travaux. Ce n’est pas tant l’idée que des travaux plus récents puissent être de meilleur qualité (même si cela contribue à l’évolution des idées) que l’on retiendra, mais le fait que ces successions de chercheurs et de penseurs ont apporté des visions, des conceptions et des interprétations différentes. Il s’agit ensuite d’une question d’affinité de chacun, une vision en particulier répondant mieux ou moins bien à la conception que l’on peut se faire de l’esprit humain. A beaucoup d’égards, mes préférences font que je me range plutôt dans les rangs de Jung et Grof, mais lorsqu’il s’agit d’en venir à l’architecture de l’esprit dans le contexte de l’expérience chamanique, je suis particulièrement fan d’Assagioli.
Roberto Assagioli (1888 – 1974) est un médecin neuropsychiatre et pionnier de la psychanalyse italienne. Au départ disciple de Freud, il se sépara du maître pour développer sa propre approche de la psychothérapie, qu’il appela la psychosynthèse. Dans cette approche, il privilégie un structuration systématiquement tripartite de l’esprit, que cela soit le conscient ou l’inconscient. Le fait d’avoir cette « trinité » est très intéressante dans l’approche chamanique puisqu’elle rejoint les structures de la philosophie de l’intelligence agente qui se base sur une telle trinité, l’imaginal permettant de refaire le pont entre le corps et l’esprit. C’est notamment ce que l’on retrouve dans la conception de Harner du Monde du Bas, du Milieu et du Haut qui est à la base de la plupart des cosmogonies anciennes (Maya, Celtes, et autres).
Cette architecture tripartite s’organise ainsi :
- L’inconscient inférieur dans lequel nous allons retrouver toutes les blessures et les souffrances passées, enfouies ou refoulées, les conflits psychiques qui affectent l’individu sans que celui-ci n’en ait réellement conscience. C’est la fameuse partie qui fait si peur et qui est responsable de la diabolisation de l’inconscient. Elle est inaccessible par la conscience ordinaire et gère tout ce qui touche au pulsionnel, à l’instinctif, le réactionnel pur qui s’exprimera en fonction de ses contenus.
- L’inconscient moyen qui est le siège des capacités, des comportements, des émotions et sentiments, des pensées et du mental, de la créativité et de l’imagination. Il gère tout ce qui touche aux procédures d’apprentissage, d’intégration, de synthèse permettant de structurer l’expérience vécue par l’individu.
- L’inconscient supérieur est celui qui va permettre l’intériorisation, c’est l’inconscient de la profondeur et de l’ascension, celui qui permet le cheminement et le développement. Il est le siège des dons de puissance, de l’éveil et de l’illumination, de la béatitude, de la libération intérieure. C’est aussi une partie qui est inaccessible dans un état de conscience ordinaire et qui nous intéresse tout particulièrement dans le sens où c’est celle-ci qui se révélera dans l’imaginal et avec laquelle l’individu cherchera à entrer en dialogue (c’est aussi le cas avec les autres parties de l’inconscient, mais celle-ci ne réserve généralement pas de moments difficiles lorsqu’on y est confronté).
Viennent ensuite les différentes parties de la conscience qui permettent notamment à l’individu de percevoir sa propre réalité et de définir cette individualité dans son environnement et en rapport avec tous les autres éléments qui s’y trouvent (objets et autres individualités) :
- Le champ de conscience est ce qui permet l’expérience directe du monde sensible, ce qui permet à l’individu d’expérimenter dans l’instant tout ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur. C’est la perception des informations qui parviennent à l’inconscient moyen pour lui permettre de structurer ses réactions, ses comportements et de définir la nature de ses expériences.
- Le Moi est ce qui va permettre les fonctions d’attention consciente et de volonté, ce qui va déterminer la direction que l’individu choisi de suivre. Le Moi est celui qui va expérimenter le champ de conscience et qui va s’y identifier, ses perceptions directes vont influencer ses fonctionnalités, tout en conservant une certaine indépendance du contenu de ce qui est expérimenté. Ce n’est pas une séparation, mais le Moi et le contenu de l’expérience restent bien distincts. Le Moi est un reflet du Soi avec lequel il doit rester aligné dans l’idéal.
- Le Soi (ou Moi supérieur) sera distinct, mais non-séparé de l’expérience. C’est là où l’individualité et l’universalité se confondent. Dans une visions dualiste, le Soi est vécu comme centre de l’expérience, avec l’autre en périphérie.
Ce qu’Assagioli résume ainsi :
1. Inconscient inférieur : centre des pulsions primitives, des blessures de l’enfance, des désirs refoulés.
2. Inconscient moyen : centre des activités créatrices, imaginaires et intellectuelles, lieu de gestation.
3. Inconscient supérieur ou supraconscient : centre des intuitions profondes, des états altruistes et des facultés les plus élevées de l’esprit.
4. Champ de conscience : territoire où se manifeste le flot incessant de sensations, d’images, de pensées, de sentiments, de désirs…
5. Soi conscient ou « Je » : centre de la conscience et de la volonté, capable de prendre ses distances par rapport aux aspects de la personnalité.
6. Soi supérieur ou spirituel (transpersonnel) : là où l’individualité et l’universalité se confondent.
7. Inconscient collectif : magma dans lequel nous baignons, animé par les structures archaïques et les archétypes
Dans cette architecture, l’esprit est potentiellement transpersonnel, il existe au-delà de l’être, tout en restant parfaitement connecté à la réalité qui l’entoure. C’est une vision qui existe en parfaite adéquation avec la conception et l’expérience chamanique telle que la conçoivent les traditions séculaires chamaniques. En tant qu’auteur qui s’intéresse à ces questions, j’ai trouvé dans cette conception d’Assagioli une structure stable et cohérente pour aborder ces questions liées au chamanisme, tout en conservant une solide assise et crédibilité scientifique. Une expérience chamanique, que cela soit avec des psychotropes comme l’Ayahuasca ou au travers d’autres méthodes, est un voyage dans ces strates de l’esprit, une découverte, parfois une confrontation, de nos zones d’ombres, la sombra de Jung.
Cette répartition, cette cartographie de l’esprit peut se concevoir de cette manière, en fonction des différents contextes dans lesquels on l’aborde :
Monde du HAUT | Monde du BAS | Monde du MILIEU | |
CHAMANISME | Informations, guides, gardien, connaissances, … | Pouvoirs-animaux, capacités, ressources, alliés, … | Contrepartie du réel, sources de difficultés |
ASSAGIOLI | Inconscient supérieur et Inconscient moyen (profondeur, intériorisation, ascension,…) | Inconscient moyen (indisponible à la conscience mais présent : conflits psychiques, blessures, souffrances,…) | Inconscient Inférieur et Inconscient moyen (capacités, comportements, apprentissages, intégration,…) |
JUNG | Archétypes de l’inconscient collectif | Archétypes de l’inconscient personnel | Ombre et Persona |
FREUD | (Absent de sa classification) | Matériaux réprimés par la Censure et par le Surmoi | Inconscient, Surmoi |
De mon point de vue, c’est la richesse de la conception assagiolienne qui sera toujours la plus adaptée pour permettre d’aborder l’esprit dans le monde chamanique. C’est peut-être une vision personnelle, mais une qui soutient admirablement toutes les réflexions que j’ai pu avoir sur le sujet.
Vous pourrez retrouver toutes ces notions développées dans mon nouveau livre « Visions chamaniques, l’Ayahuasca et l’imaginal » aux éditions Véga