Il s’agit d’une autre notion dont je suis particulièrement fan, cette allégorie de la caverne qui était présentée dans La République. L’idée est très simple, mais ses implications se ressentent toujours autant, voire plus encore, de nos jours. Platon avait imaginé des êtres humains qui vivent enchainés dans une caverne, incapables de voir autre chose que le mur qu’ils ont face à eux. La lumière qui parvient de l’extérieur éclaire ce mur, projetant les ombres des activités se déroulant derrière ces personnes enchainées. l’intégralité des percepts de ces personnes existe sur le mur de cette caverne, il n’y a rien d’autre. Ces ombres constituent leur unique réalité, parce que c’est celle qu’ils perçoivent.
Cela veut dire que toute leur vie sera conditionnée par cette réalité. il construiront leurs croyances en se basant sur ces percepts, ils adapterons leurs comportements en fonction de ces croyances, de même que leurs codes moraux et sociaux. C’est une notion qui selon moi est absolument essentielle à comprendre et intégrer : nous construisons notre réalité en fonction de la manière dont nous la percevons, et cela inclus les filtre que nous utilisons en permanence : nos croyances, nos valeurs, nos perceptions,… elles-mêmes étant directement influencées par notre réalité,… qui ne peut se construire que sur la base de nos percepts. Bref, nous existons dans une interprétation de ce que nous croyons être notre réalité, et quoi que l’on fasse, celle-ci sera toujours entièrement subjective et personnelle, ineffable et incommunicable.
Le principe même de l’idéologie est de penser que notre réalité est celle qui devrait être partagée et intégrée par tous, et le simple fait que certaines personnes puissent penser la même chose de leur propre réalité est inconcevable et souvent même reçu comme une menace directe contre nos propres structures et croyances. Les gens le répètent souvent, nous sommes tous différents, mais finalement sans jamais vraiment comprendre, ni accepter leur propre affirmation. Oui, nous sommes tous différents, et c’est ce qui fait que toutes nos réalités sont différentes, n’existant que relativement à nos subjectivités individuelles. Donc, on est d’accord pour dire que tous les individus sont différents, et ce n’est pas du tout un problème tant qu’ils partagent la même conception de la réalité que soi. Tant qu’ils ont les mêmes valeurs, les mêmes croyances et les mêmes manières de penser.
Nous sommes tous comme ces hommes enchainés au fond d’une caverne, notre perception du monde et notre conception de la réalité ne dépasse que trop rarement la frontière de nos percepts. Dans mes derniers écrits (que vous découvrirez prochainement je l’espère), j’ai exploré les implications que l’on pouvait extrapoler de cette allégorie, notamment dans notre conception de la société moderne. Très souvent, on a tendance à juger certaines personne en disant qu’elles ont une attitude de mouton ou d’autruche, alors qu’en réalité ces jugements de valeurs n’ont pas lieu d’être. Elles ne suivent pas aveuglément les masses ou ne se voilent pas la face, c’est simplement que leurs réalités n’ont jamais été touchées par des perceptions qui remettraient en question leur conviction que leur comportement est parfaitement adapté à ce qu’elles perçoivent. Si un oiseau n’a jamais utilisé ses ailes, il ne sait pas qu’il peut voler. Il ne souffre pas d’une incapacité à voler, dans sa réalité, il existe des animaux capables de voler, mais il ne fait pas partie de cette catégorie.
Nos comportements, nos pensées, nos croyances, notre impact sur le monde ne sont que le reflet de la réalité que l’on s’est construite grâce à la manière dont nous avons regardé le monde. Ce qu’il y a de particulièrement fascinant, c’est que si l’on regarde le monde avec cette conception intégrée de manière fonctionnelle, on commence à envisager l’idée que la réalité des autres est différente et qu’il faudrait peut-être adapter son propre comportement à cette conception. Est-ce que c’est même vraiment possible ? Certainement pas constamment ou avec tout le monde, mais cela permet au moins de relativiser beaucoup de jugements de valeurs que l’on aurait probablement passé un peu hâtivement, et surtout, de se rapprocher d’un des accords Toltèques de Miguel Ruiz : ne fais pas de supposition. Car tout ces suppositions sont des interprétations des comportements d’autres personnes en fonction de notre propre réalité, sans jamais prendre le temps de considérer le fait qu’elles puissent avoir une réalité très différente parfois. Cela ne voudra pas forcément dire que l’on acceptera cette réalité ou qu’elle sera compatible avec nos propres codes (moraux, de valeurs ou autres), mais cela permettra de comprendre ce comportement en le contextualisant.
Cette réalisation je l’avais faite la première fois en Papouasie. Une jeune femme partait du village pour aller accoucher (cela se faisait toujours à l’écart, dans une maison réservée à cet effet), et revenait le lendemain sans enfant. Ma conclusion initiale de l’époque tendait « naturellement » vers l’idée que quelque chose ne s’était pas bien passé et qu’un malheur était survenu. Mais la femme de la famille chez qui je vivais m’avait confié que la jeune femme avait préféré ne pas garder l’enfant, simplement parce qu’elle en avait déjà un en bas âge et qui ne marchait pas encore. Dans la réalité des personnes de ces régions, c’est la survie qui prime devant tout autre considération. Ce n’est pas de la barbarie, ou immoral, c’est une absence de choix imposé par une certaine réalité. Loin de tout jugement de valeur. Il m’aura fallu un certain temps pour comprendre et intégrer ce que cette histoire impliquait vraiment, tant ma réalité était éloignée de celle de cette jeune femme.